Journal de travail de la séquence 6 de caviardage

Séance 6

8 mars 2019

Sixième séance avec le groupe des élèves du dispositif s’ouvrir au sens par l’expression OSE :

Trois moments structurent cette séance. Le premier demande un travail personnel aux élèves qui doivent voir si leur texte doit être caviardé à nouveau afin de gagner en cohérence. Dit autrement, il s’agit de voir si les élèves sont capables d’appréhender les incohérences de leur texte. Le deuxième moment est consacré à un travail en binôme où les élèves interrogent le texte de leur partenaire de travail. Le but est le même que précédemment, travailler sur la cohérence sémantique du texte. Le troisième moment est consacré à une nouvelle copie du texte avec les modifications suggérées durant les deux moments précédents, toujours et uniquement par soustraction de mots, et à l’écriture d’une réflexion courte où l’élève défend le sens de son texte et donc où il ou elle explicite ce sens.

Je voudrais souligner la différence d’objectif entre cette séance sixième et la séance cinquième de la semaine dernière.

Durant la séance n°5, il s’agissait de conformer son texte à une mise en page –la mise à la verticale du texte -. Chacun montrait ainsi un texte semblable aux autres. Ici, il s’agit de singulariser son texte, montrer la singularité du texte par le sens qu’il porte.

Dans la séance n°5, le travail était centré sur le dialogue, la réciprocité et l’écoute. Dans cette séance n°6 le travail est centré sur la sortie des clichés, des stéréotypes, des lieux communs pour vraiment accéder à un propos sur le sens du texte créé.

Remarquons bien que les moments deux et trois de cette sixième séance exigent des élèves de sortir du « moi, je », pour entrer dans le chemin de l’apprentissage c’est-à-dire, non pas répondre à une demande professorale de façon convenue, mais par la construction d’un texte dont l’élève va affirmer la cohérence en commentant le sens que le texte présente pour lui. Nous travaillons donc, durant cette sixième séance, à étoffer la réflexion.

Insistons sur le processus de la séquence du caviardage jusqu’ici. Les élèves font, au fur et à mesure de la séquence du caviardage l’expérience de l’abandon d’un ancien texte pour l’adoption d’un nouveau. Leur texte y gagne en autonomie donc en singularité. Ils se défont des mots de la page arrachée pour les investir avec leurs propres représentations et dresser avec eux une nouvelle scène imaginaire. C’est un travail d’approfondissement de l’imaginaire. Donc, le caviardage permet aux élèves de faire l’expérience de la mise en suspens de leur texte pour le reconstruire séance après séance. Il n’y a pas d’abandon mais comme le montre le constructivisme piagétien, reconstruction incessante. En effet, les élèves se trouvent entraînés dans un processus de réécriture, une réécriture contrainte, puisqu’ils ne peuvent que soustraire des mots mais qu’ils ne peuvent pas les déplacer. Ils doivent faire avec le texte et au pas à pas, ce qui est une épreuve exigeante de réécriture qui incessamment les amène à modifier leur texte.

Le but pédagogique est simple : il s’agit de permettre à chaque élève de construire le sens de ce qu’il fait, et de lui faire éprouver que l’élaboration du sens a besoin d’une durée pour s’élaborer, qu’il y faut du temps. Chaque élève fait l’expérience que pour écrire le scripteur procède par tâtonnements et erreurs. C’est une conception de l’écriture qui est en jeu : écrire n’est pas un don, écrire ne se fait pas par inspiration divine, écrire c’est travailler un texte. C’est ainsi que tout scripteur construit peu à peu le sens de son texte, un sens de plus en plus assuré, précis : savoir écrire c’est savoir faire sens. N’est-ce pas le but de l’enseignement de l’écriture ?

Soulignons que dans le premier moment de cette séance comme dans celle qui suivra la semaine prochaine, le travail coopératif permet aux élèves de trouver un intérêt personnel à apprendre parce qu’il est intégré au groupe par le binôme de travail, par la réciprocité de l’œuvre qui s’accomplit durant ce moment, par l’échange sur les significations des textes. Que les élèves explicitent le sens de leur texte (durant la phase trois de cette séance) vise à montrer aux élèves que l’acte d’écriture relève d’une intentionnalité, que cette intentionnalité doit être reconnue comme telle et qu’elle doit être aussi reconnue chez les autres. Comme nous l’avons montré dans notre étude de l’apprentissage du premier par l’enfant entendant[1], comme le montre Piaget étudiant la genèse du symbole et de la fonction sémiotique[2], la genèse de l’intentionnalité est une part constitutive de l’humanité. Et cette intentionnalité s’appuie, nécessairement sur l’interaction donc, au niveau du langage, sur le dialogue. N’est-ce pas ce qui faisait écrire à Vitgotsky que la pensée était un dialogue intérieur ? N’est-ce-ce pas un peu ce que les élèves sont amenés à faire durant le troisième moment de cette sixième séance de caviardage ?

Observation du travail des élèves :

 Estebane

Vendredi  8 mars 2019 : Il s’agit de reprendre son texte, mis à la verticale, du point de vue du sens et de soustraire par biffure les mots qui ne font pas sens ou qui dérogent au sens possible du texte. Estebane juge qu’il n’y a rien à en retirer ; il est vrai qu’il a travaillé avec la préoccupation du sens. Il travaille ensuite avec Naoly (pour dire le sens qu’il perçoit du texte de sa camarade et réciproquement). Leurs échanges sont constructifs. Je remarque, à nouveau, qu’en groupe restreint, Estebane est très à l’aise, il prend la parole assez facilement, lui si réservé et timide. Contrairement à ce qui se passe dans les situations de classe entière (6ème B) il n’est jamais bloqué pour lire son texte ou pour répondre. Il n’est pas rare, non plus qu’il fasse preuve d’humour.

Noah

Vendredi  8 mars 2019 : Comme Noah était absent à la dernière séance, je lui ai demandé de mettre son texte à la verticale et j’ai chargé Paloma de lui expliquer ce qu’il fallait faire exactement. Ils m’ont tous les deux appelé afin que je confirme à Noah les prescriptions transmises par Paloma. Pourquoi ? Est-ce que Noah a besoin de l’estampille professorale pour être sûr ? Ce serait alors une recherche de la parole d’autorité comme autorisant seule la mise au travail ?

Après mon intervention qui a confirmé les propos tenus par Paloma, Noah a réalisé très vite le travail.

Ainsi a-t-il pu reprendre son texte en fonction du sens avec Paloma. Il a été amené à raturer son texte pour opérer des soustractions qui permettaient de donner cohérence sémantique à son texte. Son texte n’était pas décousu ou non-sensique, pas du tout, mais il avait conservé trop d’éléments encore, qui faisaient diversion. Reste toutefois que la ponctuation ne permet pas de donner une totale cohérence à son texte. Ce sera à travailler durant les prochaines séances.

Durant toute cette heure, Noah est enjoué et son texte est bien repris pour une cohérence signifiante. Je n’ai pas pu observer, en revanche ses échanges sur le sens du texte de Paloma ; mais la lecture du texte de Paloma montre qu’il a laissé passer des incohérences textuelles (peu nombreuses mais réelles).

Naoly

Vendredi 8 mars 2019 : On se rappelle que Naoly avait composé un texte de haute cohérence signifiante. Son travail de reprise du texte mis à la verticale a été assez rapide, car elle ne trouvait rien à soustraire. Effectivement, son texte est cohérent. Estebane qui relit le texte de Naoly juge qu’il n’y a rien à en retirer, et il a raison. Naoly travaille ensuite sur le texte d’Estebane. Elle ne voit pas l’erreur de cohérence nominale et elle ne propose donc pas à Estebane la reprise de son texte. Il y a donc bonne construction sémantique de son texte par Naoly, mais une fragilité existe puisqu’elle ne repère pas dans le texte d’Estebane l’erreur de cohérence nominale.

Tom

Vendredi 8 mars 2019 : Tom présente une orthographe chaotique. J’ai donc travaillé à ses côté pour la reprise de son texte à la verticale. Ce fut un moment très agréable, Tom avait une grande écoute, il répondait à mes sollicitations qui portaient toutes sur le sens (voir le dialogue ci-dessous). Ensuite Tom a recopié son texte en une mise en page verticale. Il a refait l’erreur à « contourmenèrent » et a omis dans un premier temps d’écrire « regard » qu’il a rétabli ensuite. Sa réflexion sur le sens ne porte pas sur l’analogie entre « deux garçons » et « deux mots en / grandes lettres ». . En revanche, elle rend bien compte de la scène évoquée par son texte.

Voici le texte (mise en page n°3 ; c’est moi qui ajoute le numéro des lignes) de Tom suivi du dialogue complet que j’ai eu avec l’élève :

« deux                                                1

Garçons aussi bien                           2

Deux mot en                                     3

Grand lettre                                       4

Inclina                                                5

Il en contourmenèrent la tent          6

Etaient aligné des                             7

Gateau                                               8

Une femme                                       9

Le regards patient                             10

Les garçon                                        11

Demeuraient                                     12

A l’écart »                                         13

Dialogue avec l’élève :

 « [Je lui montre la ligne 6] Tu as écrit quoi ?

contournèrent la tente

– tu es sûr ? moi je lis [par syllabation] con tour me nè rent et je ne connais pas le mot

– non mais c’est contournèrent

– d’accord. Tout à l’heure, pour la nouvelle mise en page, tu mettras contournèrent

– oui [Mais lorsqu’il reprendra son texte pour la mise en page n°4, il reproduira la même erreur graphique…]

– Le “Ils” c’est qui ?

-les hommes

– Ah bon, et ils sont où dans le texte, les hommes ?

– [Tom cherche, relit]

– Tu les trouves ?

– … euh… non… euh… non…

– si il n’y a pas le mot “hommes ” dans ton texte, à quel mot tu peux raccrocher “contournèrent” ? Regarde bien, observe, fouille

– [le mot le fait rire et il se met au travail, ne trouve pas, mais j’évite de le laisser s’enferrer dans son échec à trouver, et assez vite je lui demande]

– Le mot que tu vas raccrocher à contournèrent, il faut qu’il soit comment ?

– peut-être un pluriel ?

– Ah bravo ! Ça c’est bien ! D’accord, un pluriel, tu as raison. Alors est-ce que tu as un mot au pluriel dans ton texte ?

– [Tom cherche] oui [et il pointe ligne 3 “deux mot”. Il se ravise et pointe les lignes 1 et 2, “deux garçons”]

– il ne manque pas quelque chose à “mots” ?

-le –s ?

[A nouveau, l’insécurité face à la norme orthographique, celle qui sanctionne, intériorisée comme telle par Tom, amène l’élève à répondre sous la forme d’une question. J’y vois la preuve que l’enjeu avec des élèves en difficulté orthographique est de les amener à parler des faits graphiques, à les mener à la manipulation de graphismes sans passer par l’orthographisme. Quand l’orthographe est à ce point un chaos, donner confiance au graphisme me semble devoir précéder tout travail orthographique. En effet, pour redresser le graphisme il aurait fallu qu’il fût déjà, un jour auparavant, dressé et tel n’est pas le cas. Et c’est pour cela que l’école perpétue à l’infini les exercices orthographiques auprès d’élèves qui ne sont pas en mesure de les recevoir comme une aide à leur écriture]

– tu vois tu y arrives. Et “grand lettre” tu es sûr que dans la page caviardée c’était écrit comme cela ?

– c’est grande ?

– oui. Et puis le mot en question il a combien de lettre ? Une seule ?

– Ah non. Plusieurs ? un –s ?

– eh bien bravo Tom. C’est ennuyeux, hein, l’orthographe ? Mais regarde, là tu as trouvé. Maintenant que tu sais ce qui fait le mouvement de contourner donc ce sur quoi repose “contournèrent”, qu’est-ce qu’il faut que tu fasses sur ton texte ?

– [Là, Tom répond vite] eh bien que j’enlève “Ils”

– ouii..ii. Tu as raison, il faut enlever “Ils”, mais est-ce que ça suffit ?

“inclina”, peut-être c’est pas la peine

– d’après toi, c’est qui “inclina”

– eh bien… personne… [Il biffe “inclina”]

–  on continue ?

– [Tom lit les lignes de 1 à 10 avec les modifications]

“le regards patient” : il n’y a pas un problème, là ?

– …

– il y a combien de regards ?

– Ah ! le –s ? [toujours une réponse sous la forme interrogative]

– voilà. Bien vu

– et puis je peux enlever “Le” ?

– tu peux, oui, ce sera même bien non ? Dis les deux lignes pour voir [ et je pointe les lignes 9-10]

– [Tom lit] oui c’est bien

– on continue ?

– [Tom lit la suite lignes 11-12-13]

– tu trouves que ça va ça ? C’est quoi le sens ?

– la femme elle est “à l’écart”

-Ca veut dire quoi

– elle est pas avec les garçons

– d’accord, je l’avais compris comme cela, mais du coup, qu’est-ce qui ne va pas ?

– [il cherche]

-c’est les garçons qui demeurent à l’écart ?

-Ah non, c’est pas les garçons…

-donc, qu’est-ce qu’il te faut faire ?

-… Ah ! Les enlever.

– si tu les enlèves, ça donne quoi ? Lis le passage sans les garçons

– [Tom lit les lignes 9-10-12 et 13 sans la ligne 11 donc]

–  qu’est-ce que tu en penses ?

– ça va, je peux rayer “les garçons” ?

-d’après toi ?

– oui

– alors raye “les garçons” [Tom biffe la ligne 11]. Donc c’est quoi la scène ?

– la femme elle est à l’écart

– qu’est-ce qu’elle fait ?

– elle regarde

– pourquoi tu dis qu’elle regarde ?

– parce qu’elle a le regard patient…

-Ca a du sens tout ça ?

-eh bien ! oui.

– il n’y a pas un problème à “demeuraient” ?

– …

demeurer ça veut dire quoi ?

-eh bien elle reste là

– qui ?

– la femme, “une femme

– tu me dis une femme… donc…

-…

– regarde –aient c’est quoi comme temps ?

– …

– c’est un imparfait [je fais le choix de ne pas bloquer le concentration sur ce point grammatical, car je sais qu’il bloquerait toute la situation] et c’est pluriel –aient, alors est-ce que ça va ?

– ah beh non !

– il faut quoi ?

– il y a une femme

– on enlève le pluriel donc -en- ?

– Ah…

– Fais-le, enlève -en- [Tom raye le lettres]

– Parfait. On relit tout pour voir si ça va ?

– [Tom relit en tenant compte des modifications]

– Qu’est-ce que tu en penses ?

“étaient aligné des gateau” c’est pas bien là.

– Pourquoi ?

– y a pas de sens

– Qu’est-ce que tu vas faire avec “étaient aligné des gateau” ?

– Je vais l’enlever, parce que ça veut rien dire

-c’est une bonne idée. [Tom raye le syntagme]. Tu relis maintenant [Tom relit le texte] C’est bon tu crois ?

-oui, maintenant, j’ai fini »

Voici le sens donné à son texte : « ses deux garçon qui contournèrent une tente et ils oublient une femme patient » [soit : C’est deux garçon qui contournent une tente et ils oublient une femme patiente]

Paloma

Vendredi 8 mars 2019 : Elle a bien expliqué à Noah ce qu’était al mise en page à la verticale. Elle lui dit notamment, « c’est comme un poème ». Je crois qu’elle était un peu vexée que Noah demande une confirmation auprès de moi. Mais cela n’a pas empêché un bon échange lors de l’échange sur leurs textes respectifs. Quelques incohérences sont présentes dans son texte. Il me semble que Paloma a du mal à objectiver ses difficultés et qu’elle a un certain orgueil qui l’amène à ne pas reconnaître des erreurs ou tout simplement à pouvoir relire son travail scriptural avec un œil critique. C’est à vérifier, je ne suis pas sûr de moi.

Mathieu

Vendredi 8 mars 2019 : On se rappelle que Mathieu est le seul élève à ne pas avoir compris la consigne de la mise à la verticale du texte de la mise en page 2. Je lui ai donc demandé de conserver son travail dans l’état (un retour à la ligne après chaque mot) et de bien considérer les unités de sens, de ne surtout pas lire son texte mot à mot. Mathieu a du mal à reconnaître dans son texte des éléments non-sensiques. Ainsi, il a écrit

« un village

d’aire »

Je lui demande ce que cela signifie. Il ne sait pas. Je lui demande pourquoi il le laisse. Il me répond qu’il ne sait pas. J’insiste et lui demande de relire son texte pour vraiment qu’il ait du sens. Devant sa difficulté, je travaille le tout début de son texte avec lui, jusqu’à ce qu’il comprenne, de lui-même, qu’en fait, il a gardé beaucoup trop de mots sans suffisamment s’interroger sur le sens de ce qu’il écrivait. Mathieu est vraiment en difficulté car il peut faire des choses sans se demander en quoi ce qu’il produit fait sens. Finalement, il réussira à enlever beaucoup de mots et à faire un texte ayant du sens. Sa réflexion est bien approximative et pas seulement à cause des erreurs orthographiques.

Camille

Vendredi 8 mars 2019 : Camille a travaillé avec Tom pour l’approfondissement du sens de leurs textes. Elle a laissé passer une erreur dans le teste recopié pour la quatrième mise en page de Tom : « contourmenèrent », pour contournèrent. C’est étrange. Ce que montre cette séance c’est une insuffisante exigence d’interrogation sur le sens du texte. Son texte est presque correct, toutefois il manque de cohérence à cause d’une ponctuation lacunaire. La réflexion réalisée sous la forme d’un résumé le prouve. Camille ne s’imagine pas la scène et du coup, elle n’aperçoit pas les incohérences des mouvements et les anachronismes dans la position des protagonistes. C’est sa difficulté majeure : ne pas s’imaginer, ne pas pouvoir élargir l’horizon de ce qu’elle lit peut-être ne pas oser le faire.

 

 

 

A cette séance ont été rajoutées les ratures

[1] Geneste Philippe, Séro-Guillaume Philippe, Les Sourds, le français et la langue des signes, deuxième édition revue et corrigée, Chambéry, éditions CNFEDS-Université de Savoie, 2014, 197 p. – p.43-71

[2] Piaget, Jean, La Formation du symbole chez l’enfant, imitation, jeu et rêve, image et représentation, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1945, 310 p. ; Geneste Philippe, « De La Genèse du signe. Du sens et du concept, pensée verbale et pensée logique », Studia UBB philologia LXIII, 3, 2018, pp.33-48