Aux sources de l’épistémologie génétique

Jean Piaget propose une théorie constructiviste de la connaissance qui s’appuie sur l’histoire des sciences, l’évolution du vivant et le développement de l’enfant. Un livre récent permet de se replonger dans le laboratoire en permanente reconfiguration que fut le constructivisme piagétien

Philippe Geneste.

Makanga Jean-Bernard, Jean Piaget, simplement expliqué aux étudiants, préface de Daniel Franck Idiata, Paris, L’Harmattan, 2015, 164 p. 16€50

            Le titre explicite la teneur du livre et il tient sa promesse de simplicité d’exposition. A l’heure où on tend à juger obsolète la théorie piagétienne, à l’heure où on fait du bébé une sorte d’adulte en miniature à force de suggérer qu’il sait compter dès 4/5 mois, voire pour d’autres bien avant, préfigurant par là un quasi innéisme du nombre, que la permanence de l’objet est acquise bien avant le sous-stade 4 de l’intelligence sensori-motrice (8/12 mois), le livre de J-B Makanga offre un repère utile sur le constructivisme piagétien et sa théorie génétique du développement mental humain. Les concepts fondamentaux de la psychologie génétique sont clairement expliqués et savamment illustrés. L’auteur consacre un chapitre précis à la méthode clinique et c’est une des spécificités de cette introduction en regard d’autres ouvrages consacrés à Piaget. Le concept de stade est exposé à partir d’exemples et en évitant les chaussetrappes de la rigidification qu’on a prêtée à tort à Piaget

            Il permet en effet, de rappeler que la force théorique de Jean Piaget et de son école a été de rechercher à relier les acquisitions entre elles, à éviter –contrairement à ce qu’on lui a reproché maintes fois, par ignorance– la sclérose de la recherche figée dans des stades mais à savoir prendre les stades comme des espaces-temps de construction des grandes notions constitutives de l’intelligence dans le cadre de l’interaction avec le milieu, naturel et humain. C’est de là que la théorie piagétienne tire sa puissance explicative. Il n’existe aucune théorisation, aujourd’hui, autre que celle de Piaget, qui permette de saisir l’humain dans la globalité de son développement, tout en sachant éviter l’ethnocentrisme, et en étant ouverte à l’articulation avec la théorie de l’évolution darwinienne et l’anthropologie qui en est l’aboutissement[1]. Bien sûr, c’est là, un enjeu des décennies futures et une source de problématiques paradoxales si on en juge par les premiers travaux biologiques de Piaget.

            Dire cela n’est pas méconnaître les domaines encore à explorer sur la base du constructivisme piagétien et de son interactionnisme. Oui, Piaget et son école, préoccupés avant tout par l’avènement de l’humain au raisonnement logique ont livré des connaissances indispensables à la compréhension de la construction de la pensée opératoire. Ils ont méconnu, toutefois, et beaucoup de théoriciens qui poursuivent l’œuvre continuent dans cette méconnaissance, l’apport majeur à la connaissance livrée par le socle piagétien dans le domaine du langage. On le sait, obnubilé par la pensée logique, Piaget et les chercheurs regroupés autour de lui dans le centre international d’épistémologie génétique ont engagé leurs pas vers l’impasse de la grammaire générative et transformationnelle, à contre-courant de ce que la théorisation de la formation du symbole avait pourtant posé comme base. De ce fait, qu’une théorisation linguistique constructiviste articulée au constructivisme éclairant les processus cognitif et leur genèse soit à produire, est évident. Mais ceci ne fait que renforcer l’exigence du constructivisme piagétien dans le domaine linguistique[2].

            Que d’autre part, comme le signalent à juste titre Jean-Bernard Makanga et Daniel Franck Idiata, la théorie piagétienne doive évoluer sous l’effet de la preuve scientifique d’autres résultats, est une nécessité propre à toute science. Ajoutons, que la dimension hors norme de l’épistémologie génétique exige que ces preuves portent sur la cohérence d’ensemble du développement mental, ce que bien des détracteurs de la théorie piagétienne omettent. Or, c’est un apport du livre de Makanga de souligner la cohérence interne de la théorie constructiviste et interactionniste de la connaissance de Piaget. Certains diront sûrement que le livre donne une place disproportionnée à la psychologie génétique par rapport aux travaux sur le rapport entre psychogenèse et histoire des sciences, ceux sur l’équilibration, l’adaptation vitale ou les dernières perspectives consacrées à « des significations aux raisons »[3]. Mais ce serait faire un mauvais procès au travail de Makanga qui réussit à conserver le cap de la clarté tout au long du livre sans interdire la compréhension des autres développements de la théorie.

            Ce que nous pouvons regretter est le travail inachevé de relecture qui empêchera les lecteurs néophytes de retrouver de nombreuses citations toujours judicieusement choisies. Si certaines erreurs seront aisément contournées, bien d’autres resteront sans solution de référence. Ainsi des citations de La Représentation du monde chez l’enfant (1926, ouvrage signalé par Makanga dans les œuvres mais curieusement non référencé dans la bibliographie) sont-elles attribuées au livre Recherches sur l’abstraction réfléchissante (1977) ou à Biologie et connaissances (1967). L’édition de « L’Autobiographie » n’est pas la première parution dans Cahiers Vilfredo Pareto, 10, 1966, p.129-159, mais celle de la Revue européenne des sciences sociales, 1976, 14 p.1-43 sans que rien ne le signale, la dernière référence n’étant pas même présente. Piaget n’a jamais écrit Le Problème des stades en psychologie de l’enfant en revanche il a participé au livre d’Osterrieth et al. qui porte ce titre publié aux P.U.F. en 1956 et qui rassemble les contributions du symposium tenu à Genève en 1955. Les citations annoncées comme extraites de Piaget, Jean, L’Equilibration des structures cognitives, problème central du développement, Paris, P.U.F., 1975, 188 p. sont introuvables dans l’ouvrage en question. Et ainsi de suite… Vu l’ampleur du brouillage citationnel cela ne peut que créer des confusions sur la teneur des livres auxquels se trouve renvoyé le lectorat.

            C’est un défaut certain dont on ne peut que souhaiter la rectification dans les éditions futures de cette bonne introduction de la théorie de Jean Piaget, expliquée avec clarté.

 

[1] Voir Darwin, Charles, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, traduction coordonnée par Michel Prum, préface de Patrick Tort, Paris, Institut Charles Darwin International – éditions Syllepse, 1999, 825 p. ; Tort, Patrick, La Seconde Révolution darwinienne. Biologie évolutive et théorie de la civilisation, Paris, éditions Kimé, 2002, 139 p. ; Tort, Patrick, L’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Le Seuil, 2008, 236 p.

[2] Voir Geneste, Philippe, Gustave Guillaume et Jean Piaget: contribution à la pensée génétique, préface d’André Jacob, Paris, Klincksieck, 1987, 215 p. ; Jacob André (sous la direction de), Repenser la condition humaine : Gustave Guillaume et jean Piaget. Actes académiques, Paris Riveneuve éditions, 2012, 292 p. ; Jacob, André, Les Exigence théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume, nouvelle édition avec un nouvel avant-propos de l’auteur et une préface d’Olivier Soutet, Paris, Honoré Champion, 2011, 292 p. (1ère édition, Klincksieck, 1970) ; Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, 2ème édition, Paris, Papyrus, 2011, 224 p. ; Séro-Guillaume, Philippe, Geneste Philippe, A Bas La Grammaire, Paris, éditions Papyrus, 2014, 125 p.

[3] Voir pour une présentation d’ensemble de ces dernières recherches : Henriques, Gil, « Jean Piaget. Des significations aux raisons » dans Jacob André (sous la direction de), Repenser la condition humaine : Gustave Guillaume et jean Piaget. Actes académiques, Paris Riveneuve éditions, 2012, pp. 229-240