Langue des signes : iconicité ou scénarisation ?

Langue des signes :   iconicité ou scénarisation ?

Philippe Séro-Guillaume

Comparer, comme le font les promoteurs de l’iconicité, les prestations d’un signeur sourd racontant une histoire à un texte français écrit, nous conduit à une incongruité scientifique  lourde de conséquences au plan pédagogique en matière d’enseignement des langues aux jeunes sourds et de formation des interprètes.

La conception officielle du bilinguisme  français/ langue des signe pose cette dernière comme outil de médiation privilégié de l’ensemble des enseignements disciplinaires y compris celui de  l’enseignement du français. A ce sujet rappelons le propos  d’Hervé Benoît du CNEFEI [i]

 « On sait, par exemple, que l’appropriation de l’écrit suppose un effort de décentration par rapport à la relation dialogique pour constituer le code en objet d’étude, ce qui est la définition même de la posture métalinguistique » . « Cette capacité de mise à distance peut tout à fait s’acquérir grâce à des pratiques pédagogiques spécifiques en LSF comme l’analyse d’un discours signé enregistré (filmé). L’accès au concept de grammaire suppose en effet que l’on ait constitué une langue, peu importe laquelle, en entité référentielle autonome. Les procédures d’analyse construites dans une langue sont, par définition transférables dans une autre » .[ii]

Cette conception ne concerne pas seulement les équipes pédagogiques des établissements qui se réclament d’un projet bilingue stricto sensu. Elle intéresse aussi les nombreux enseignants qui utilisent à des degrés divers la langue des signes en classe et sont à la recherche d’un cadre pédagogique. En effet dans ce contexte, lorsqu’il est question d’enseignement du français se pose la question de la comparaison des deux langues.

En ce qui concerne la langue des signes ce sont les linguistes Christian Cuxac et Agnès Millet qui donnent le la et inspirent les programmes de l’Education Nationale. Dès 1987, le premier a proposé pour la langue des signes une « logique structurelle de l’iconicité » : « On définira l’iconicité comme le continuum d’un rapport entre l’appréhension pratique et perceptive d’expériences réelles et leur transposition dans un système symbolique. (…) L’iconicité d’une langue dépend (…) des conditions de production : l’utilisation du canal visuel-gestuel, qui permet la conservation des quatre dimensions de l’espace-temps, liée à l’exigence d’iconicité (…)  rendent compte de la forte adéquation iconique entre les langues des signes et l’expérience. »[iii]

La seconde pose que les langues « utilisant le canal audio-vocal (…) suivent la logique profondément linéaire de ce canal. Par contraste, les langues gestuelles utilisant le canal visuel-corporel, suivront les logiques de la perception visuelle. »[iv]

L’iconicité de la langue des signes se manifeste essentiellement par les conduites dites de transfert personnel, lorsqu’il s’agit d’endosser successivement l’identité des protagonistes d’un récit, transfert situationnel lorsqu’il s’agit de figurer avec ses mains les entités, personnages, objets ou animaux et leur situations respectives dans l’espace et/ou leurs déplacements. Ces transferts qui constituent l’essentiel des cours de « grammaire » signée[v] sont jugés plus idiomatiques que le recours aux signes conventionnels dont l’occurrence est pourtant plus fréquente.

On imagine sans peine combien la conception théorique que l’on se fait des langues peut influer sur leur enseignement et la pratique qu’en font les enseignés.

Lorsqu’il est question de présentation contrastive du français et de la langue des signes cette dichotomie, langue visuelle/langue vocale, est celle qui prévaut et, par là-même, entraîne une interrogation légitime si on adhère à la théorie de l’iconicité. Les difficultés inhérentes au passage d’une langue à l’autre, voire à l’interprétation proprement dite, ne sont-elles pas majorées du fait du caractère radicalement opposé des deux langues en présence ? La spécificité de la langue des signes ne complique-t-elle pas singulièrement la tâche des personnels spécialisés ? En effet comment peut-on poser que les procédures d’analyse construites dans une langue, [la langue des signes]  sont, par définition transférables dans une autre [le français] tout en opposant la logique visuelle quadri-dimensionnelle synthétique de la première à la linéarité de la seconde, audio-vocale ?   

 Sont concernés par cette interrogation :

-les enseignants, les orthophonistes, les éducateurs qui sont constamment amenés à reformuler, à interpréter à vue des textes français pour leurs élèves sourds et procèdent aussi à l’opération inverse qu’il s’agisse d’une interprétation à proprement parler ou par exemple, d’une aide à la rédaction à partir de la production signée d’un élève.

-les interprètes, bien sûr et,

-au premier chef, les élèves sourds dont l’acquisition du français est conditionnée par l’enseignement qui leur est dispensé.

Une première remarque s’impose. Il est surprenant d ‘affirmer que la langue des signes est une langue à part entière -on y voit même des verbes et des noms[vi] comme dans les langues indo-européennes- et dans le même temps d’affirmer qu’elle est d’une  nature totalement différente des autres langues, c’est-à-dire des langues audio-vocales. Les recherches concernant les régions du cerveau impliquées dans le traitement du langage fournissent des éléments d’appréciation dans ce domaine.

« L’on s’entend aujourd’hui sur le fait qu’il y a, autour du sillon latéral de l’hémisphère gauche, une sorte de boucle neurale impliquée dans la compréhension orale du langage et sa production par la parole. À l’extrémité frontale de cette boucle, on trouve l’aire de Broca, habituellement associée à la production du langage. À l’autre extrémité, plus précisément dans la partie supérieure et postérieure du lobe temporal, se situe l’aire de Wernicke, associée au traitement des paroles entendues, autrement dit à l’input du langage. L’aire de Broca et l’aire de Wernicke sont connectées par un important faisceau de fibres nerveuses appelé le faisceau arqué. Cette boucle est présente dans l’hémisphère gauche chez environ 90 % des droitiers et 70 % des gauchers, le langage étant l’une des fonctions traitée de manière asymétrique dans le cerveau. Étonnamment, on la retrouve aussi au même endroit chez les sourds qui s’expriment en langue des signes. » [vii]

Les affirmations de Millet et Cuxac ne seraient validées que si « les   utilisateurs de la langue des signes voyaient leur hémisphère droit prendre en charge ce langage étant donné sa prédilection pour les tâches visuo-spatiales. Or il n’en est rien : on retrouve autant de signeurs que d’entendants latéralisés  à gauche. La langue des signes est gérée par la région cérébrale affectée au langage » [viii]

Parler de langue visuelle n’est donc qu’une facilité de langage  triviale pour traduire le fait que la langue des signes se perçoit visuellement mais inexacte au plan scientifique. La langue des signes n’est pas une copie du réel ; comme toute langue, elle est un univers de pensée. Comparer, comme le font les promoteurs de l’iconicité, les prestations d’un signeur sourd racontant une histoire à un texte français écrit, nous conduit à une incongruité scientifique par ailleurs lourde de conséquences au plan pédagogique et en matière d’enseignement des langues aux jeunes sourds. Il conviendrait, en la matière, de comparer ce qui est comparable :  les prestations d’un sourd signant et d’un entendant parlant racontant une histoire. On s’apercevrait que la prise en charge corporelle mise en avant s’agissant de la langue signée accompagne le discours de l’entendant : transfert personnel, imitation. Notons que le parallèle est d’autant plus saisissant que le propos s’inscrit dans le registre ludique.

Si les conduites de transfert personnel sont observables dans les discours signés et parlés, c’est tout simplement parce que ces conduites ne constituent pas un fait de langue inscrit dans une logique perceptive bien hypothétique, mais un fait de discours, un procédé qui peut être mis en œuvre quelle que soit la langue utilisée. J’ai nommé scénarisation cette opération de discours et c’est donc à dessein que j’ai choisi un extrait de l’interview radiodiffusé d’une jeune fille entendante s’exprimant spontanément en français pour l’illustrer.

Cette dernière déclare : « C’est l’esprit de ….  tu me dis ça, je te dis le contraire. » le tout avec le changement d’intonation approprié. Son propos est très clair. Elle explique tout simplement qu’elle a l’esprit de contradiction. Cette façon de procéder consiste à actualiser le schéma actanciel (Qui fait quoi ?) sous-jacent à l’expression consacrée esprit de contradiction. Avec ce procédé nous vérifions qu’en dernière instance un signifié est toujours une coordination d’action.

Ce dernier point est d’autant plus important qu’il est question de confronter le français et la langue des signes. La représentation cognitive, qui sous-tend toute activité de langage, n’est pas réductible au canal qu’elle utilise pour s’exprimer.

Fondamentalement et ce, que l’on considère un sourd ou un entendant, elle n’est à proprement parler, ni visuelle ni auditive. La genèse de cette représentation est éclairante et mérite d’être rappelée.

A l’origine, chez le tout petit, ce ne sont pas les seules caractéristiques visuelles ou sonores des objets qui donnent matière à représentation, mais leur insertion dans un schème sensori-moteur (préhension, succion, etc.), schème irréductible aux seules perceptions.

Si, comme l’indique Piaget, chez l’adulte, les concepts sont les héritiers de ces schèmes sensori-moteurs, ils consistent bien, en dernière instance, en une coordination d’actions. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter la définition de concepts aussi abstraits que ceux d’abstraction ou de concept, précisément. On peut étendre ce constat à l’activité discursive. En effet le soubassement cognitif de tout discours, aussi abstrait soit-il, est décomposable en événements qui impliquent des entités et des comportements. Notons au passage que c’est à ce niveau, délié des langues naturelles, que travaillent les interprètes.

Le choix de la scénarisation opérée par la jeune femme avec C’est l’esprit de ….  tu me dis ça, je te dis le contraire n’est pas imposé par les contraintes de la langue audio-vocale qu’elle parle. Il relève d’une opération mentale sous-jacente à l’énoncé. Cette opération, que l’on pourrait appeler une dia-thèse, lui fait poser les actants et les interactions, qui sont impliqués dans le concept. Elle s’accompagne ici du recours à la forme dialogique tu me dis ça, je te dis le contraire  la forme la plus accessible du langage dont nous savons qu’elle est à l’origine de la production individuelle qui, comme l’indique Philippe Geneste :

« commence au dialogue puis s’intériorise pour se construire (la langue et le sujet) et retourner au discours. » [ix]

La jeune femme n’a pas de visée ludique. Elle ne décrit aucune scène particulière, aucun événement vécu mais propose une saynète qui condense le sens et rend son propos encore plus accessible en impliquant son interlocutrice avec l’utilisation de tu au lieu de on

L’analyse des conduites dites de transferts personnels en termes de scénarisation permet d’identifier des procédés discursifs observables quelles que soient les langues utilisées. Elle respecte l’activité qui est celle du sujet parlant ou signant. A contrario,  dans le cadre de la théorie de l’iconicité, cette activité se voit dictée par la seule perception visuelle et cette analyse rend étranger, singulier voire difficile à mettre en œuvre un procédé de discours familier.

C’est pourquoi le concept de scénarisation fournit un cadre fort utile et efficace pour la formation des interprètes de français en langue des signes. En effet, essayer de reformuler un discours[x] en se posant la question de savoir comment on signe tel ou tel mot, c’est courir à l’échec. Et ce, d’autant plus qu’il est question de domaines inédits en langue de signes.

Avant de se poser la question de comment signer, il convient de se poser la question Qui fait quoi ? pour scénariser le texte, je dirais même plus, il convient de procéder à une amplification scénique, car ici l’opération est délibérée. Ce travail peut être effectué en français.

Si l’on est confronté à un énoncé tel que J’ai l’esprit de contradiction, plutôt que se demander d’entrée de jeu comment signe-t-on esprit de contradiction, il est requis selon le principe du Qui fait quoi ?, de construire les interactions dynamiques sous-jacentes au texte pour aboutir dans ce cas de figure à On me dit ça, je dis le contraire. Ceci fait, on peut aborder la mise en signes avec plus de sérénité et d’efficacité. Bien évidemment, en labialisant esprit contradiction,  il serait possible de signer littéralement et approximativement  [ESPRIT] [CONTRAIRE] au risque de n’être compris que si le destinataire connaît l’expression française. L’amplification scénique implique une réelle préparation des sujets abordés –documentation,  compréhension des arguments, connaissance des circonstances des protagonistes, etc.- ce dont le lecteur pourra se faire une idée avec ce passage d’un article de journal qu’il aurait à interpréter : « Alors même qu’une unanimité existe pour condamner le clonage humain à visée reproductive, la législation de divers pays occidentaux laissait la porte ouverte aux apprentis sorciers. ».

 Construire les interactions dynamiques sous-jacentes, recourir à l’amplification scénique,  est le seul moyen qui permette  une véritable transmission des contenus. 

En  conclusion, je me contenterai d’une remarque au plan pédagogique qui concerne non seulement la mise en œuvre du projet bilingue strict où la langue des signes est considérée comme l’oral du français, prioritairement abordé sous sa forme écrite mais aussi tout projet qui accorde une place à la langue des signes. La comparaison langue des signes / français ne peut consister à présenter contrastivement discours signés scénarisés et vivants d’une part, énoncés canoniques écrits nécessairement plus contraints d’autre part. Il serait bon que les jeunes sourds aient accès aux tournures authentiquement orales du français avant d’aborder l’écrit.

Notes

[i] Centre National d’Étude et de Formation à l’Enfance Inadaptée, devenu depuis INSHEA (Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés)

[ii]Hervé Benoit L’Apprentissage de la lecture et l’appropriation de l’écrit dans l’éducation bilingue, La Nouvelle revue de l’AIS, Hors-série de juin 2005, Cnefei. Cet article a été commenté dans le n°15 Connaissances surdité la revue Acfos p. 26 à 31.

[iii]Christian Cuxac, Transitivité en langues des signes, structures de l’iconicité in La transitivité et ses corrélats, Cycle de conférences organisées par Denise François-Geiger, Centre de linguistique, travaux no 1, Université René Descartes U.E.R. de Linguistique Générale et Appliquée, Paris, 1987, p. 18.

[iv] Agnès Millet, Entretien croisé avec Christian Cuxac et Agnès Millet, Langues et Cité, Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques, n°4, novembre 2004, p. 2.

[v] Francisco Gaiola Elizabeth Un exemple de travail au collège sur la linguistique de la LSF, Contact sourds-entendants, Grandir et apprendre en langue des signes, oui mais comment ? p. 71 à 88, L’Harmattan, 2012

[vi] Christian Cuxac, Expression des relations spatiales et spatialisation des relations sémantiques en langue des signes française  in Fuchs Catherine et Robert Stéphane, (eds), Diversité des langues et représentations cognitives, Paris, Ophrys, 1997,  pp.150-161

[vii] Institut de recherche en santé du Canada internet

[viii] ibid.

[ix] Philippe Geneste, Gustave Guillaume et Jean Piaget, Klincsieck, Paris, 1987, p. 60 et 61.

[x] s’agissant du français c’est l’écrit qui en constitue la forme canonique, ce qui exclut les tournures relevant de la scénarisation. Ces dernières sont réservées à l’oral et, qui plus est, l’oral savant les bannit.

 

 

Cet article a été publié initialement dans la revue

Connaissances surdités La revue acfos, n°40 juin 2012,  p. 25 à 28.