Journal de travail d’une séquence complète de caviardage

J’ai tenu le journal professionnel, donné ci-dessous en lecture, de janvier à avril 2019, dans le cadre d’un travail s’adressant à un groupe restreint d’élèves en grande difficulté de langage. Ce dispositif expérimental a pris pour nom OSE : s’ouvrir au sens par l’expression. Démarré en septembre 2018 et clos en juin 2019, il portait sur la lecture, l’écoute, l’écriture, la production orale, la compréhension et la discussion. Nous étions deux intervenants, Madame Daine et moi-même, chacun sur des activités spécifiques, à raison d’une heure trente puis, à partir de février, d’une heure chacun par semaine.

L’atelier du caviardage que j’ai mené, a été un des moments du dispositif. Certaines des remarques du journal ont bénéficié de la concertation coopérative hebdomadaire que nous tenions avec Gaëlle Daine sur nos interventions et leur articulation pour un suivi personnalisé des élèves du dispositif OSE.

Sur Lesart psychomécanique et sous le titre « La pratique d’écriture du caviardage en situation pédagogique », est parue une présentation générale du caviardage en situation d’enseignement. La mise en application d’un dispositif pédagogique –nous préférons cette dénomination à celle de technique ou de méthode– exige de l’enseignant de savoir prendre en compte le rythme des élèves en action de langage. C’est cette exigence qui explique que les sept séances de la présentation générale se soient transformées en onze séances effectives. La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage, qui est une pédagogie constructiviste, veille à suivre la temporalité nécessaire aux élèves pour construire leurs savoirs.  

Séance 1

18 janvier 2019

Première séance avec le groupe des élèves du dispositif s’ouvrir au sens par l’expression OSE :

J’observe les élèves et les suis, m’enquérant des moments d’interdiction, d’arrêt momentané durant la recherche des mots à caviarder. J’ai décidé de prendre le temps, de leur laisser le temps de prendre le texte et de raturer. Ce temps lent de réalisation du caviardage a permis à ces élèves de s’approprier la méthode du caviardage de se la faire leur. La difficulté pour tous les élèves a été de sortir du texte initial (une page arrachée d’un roman d’André Dhôtel). Au début de la séance ils s’appliquaient à conserver le sens et de ce fait ils restaient dans les pas du texte.

C’est lorsque le caviardage a commencé à déborder les 50% de texte soustrait que l’acte créatif s’est renforcé, ou peut-être mieux, s’est imposé aux élèves.

C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’avec des élèves je suis revenu sur une des possibilités offertes de caviarder des lettres dans un mot ou entre plusieurs mots pour créer un nouveau mot. Plusieurs élèves s’en sont emparés.

Le passage à la lecture de ce qui a été caviardé me semble plus important que je ne l’avais noté jusqu’à présent. Il est significatif  que  l’élève ne se contente pas d’énumérer d’une voix monocorde les éléments issus du caviardage. Il dit un texte, celui dont il est l’auteur, texte qu’il crée à partir de  ces éléments. Cette prise en charge corporelle (intonation, pauses, le cas échéant, mimiques, gestes etc.), expression d’un vouloir-dire authentique, anticipe la ponctuation nouvelle qu’il devra établir lorsqu’il passera à l’écriture de son texte. En effet le caviardage a entrainé la dislocation de la ponctuation originelle dont les quelques  éléments disparates qui subsistent le cas échéant sont  inadaptée en général à la cohérence du nouveau texte.

Il y a une indéniable vertu de la lenteur : les élèves en s’appropriant la méthode d’écriture du caviardage, tranquillement, ont fini par y adhérer (« j’aime bien ce qu’on fait » a dit Paloma, nouvelle dans le groupe). Ce passage de l’application à caviarder du début au plaisir de caviarder vers les trois-quarts de la séance, tient au moment où il y a basculement à la création personnelle manifeste du texte, donc au moment où les élèves dépassent les 50% de caviardage.

La lecture du début de texte caviardé, a permis collectivement de montrer pourquoi il fallait caviarder au moins 75% du texte. Ce moment de partage a été important et articulé avec le suivi personnalisé léger opéré, il a permis aux élèves de se libérer de la signification du texte initial pour imprimer bientôt leur propre sens à l’agencement nouveau des mots.

Observation du travail des élèves :

Estebane

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Estebane procède avec raison et la raison l’empêche d’avancer. Il cherche le sens qui fuit sous le caviardage. Il va peu à peu apprivoiser la technique et son propre texte. Lui aussi, il ira de manière progressivement plus créative quand il aura suffisamment caviardé son texte. Le suivi personnalisé lui sert, il n’est pourtant que ponctuation de rassurance car Estebane se débrouille seul.

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Le suivi personnalisé s’est très bien passé. Noah avait des demandes, acceptait les remarques (demandes de caviarder davantage) et nous avons pu travailler un court moment sur sa proposition de caviardage pour qu’il s’empare mieux de la méthode du caviardage. Il est allé très lentement. Mais comme les  autres, au-delà des 50% de texte caviardé, alors il a bien avancé.

Naoly

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Naoly a besoin de l’accompagnement rassurant. Je précise que durant cet accompagnement, je donne parfois un coup de pouce pour bien montrer à l’élève ce qu’il ou elle peut faire, mais   je ne l’aide pas à proprement parler. Naoly se relance ainsi, grâce à ces passages auprès d’elle où elle m’explique ce qu’elle fait, et où on voit ensemble ce qu’elle pourrait faire. Elle aussi entre vraiment dans la méthode une fois dépassée les 50% de texte caviardé.

Tom

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Tom a été très prisonnier du texte initial. Il a même choisi un surligneur jaune à la place du stylo feutre noir pour caviarder les mots et puis finalement, le surligneur a servi à notifier ce qu’il gardait du texte et la rature noire ce qu’il enlevait du texte. Ça a été sa façon à lui de s’approprier le caviardage. Le lent déroulé de la séance lui a permis d’ajuster son écrit à la demande initiale que j’avais explicitée en début de séance. La difficulté pour Tom, c’est la lecture du texte caviardé. C’est une problématique qui a juste été abordée, mais c’était flagrant, ce pourquoi je me permets de l’écrire ici. Après le partage des lectures des premiers pans de texte caviardé par chacun et chacune, Tom a, le premier, compris que les textes collaient trop au texte initial. Ça a été sa première intervention, ce qui a ouvert la voie à un échange du meilleur effet lors de la reprise du caviardage par les élèves.

Paloma

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Paloma entre lentement dans l’activité. Elle semble attentive à ce qu’elle fait avec une forte exigence pour le sens de ce qui se trace au fil du caviardage. L’accompagnement personnalisé, léger, mais de soutien visant à éviter toute baisse de la tension  à cause d’une avancée trop lente du caviardage, a permis de maintenir haute l’attention de Paloma. A la fin de la séance, surprise du retentissement de la sonnerie, elle a dit l’avoir trouvée courte et avoir bien aimé (« j’aime bien ce qu’on fait »)

Mathieu

Vendredi  18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Mathieu est l’élève qui a eu le plus de mal à entrer dans la méthode du caviardage. Il l’a prise pour une technique qu’il a utilisée à l’aveugle, si bien que son texte qui apparaissait plutôt bien parti s’avérait, une fois lu sans suite et même en totale errance de sens. C’est l’élève chez qui l’absence de sens ne posait pas de problème. Il a fallu le suivi personnalisé et quelques démonstrations auprès de lui sur son texte pour qu’il en vienne enfin à considérer la création du texte du point de vue du sens.

Camille

Vendredi 18 janvier 2019 : début de la séquence du caviardage. Grande difficulté à se lancer dans un caviardage qui s’éloigne du texte initial. C’est le suivi personnalisé qui a permis à Camille d’accepter de ne plus coller au texte et donc d’accepter de devenir autrice de son texte. Le franchissement de la barre des 50% de caviardage a été essentiel et fut un déclencheur comme nos diverses observations l’ont toujours montré.

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