La lecture silencieuse et l’école*

La lecture silencieuse est-elle un dispositif pédagogique à valoriser ? Petite historique et enjeux de la question avec une enquête auprès d’élèves entendants de cinquième

*A propos de Delahaye Christa, « La Lecture silencieuse au cycle 3 », dans Laroque Lydie et Pelissier Sophie (sous la direction de), Regards pluriels sur la littérature de jeunesse, L’Harmattan, 2017, 223 p. pp. 113/130, 24€

Philippe Geneste

On connaît l’historique de la lecture silencieuse. En 1881/1882, les instructions officielles préconisent la lecture à voix haute du maître pour habituer les élèves à la bonne prononciation, pour l’éradication des accents régionaux et pour conformer l’ensemble des futurs « citoyens » à la langue nationale garante de l’unité nationale. La lecture à voix haute est alors conçue comme un outil de compréhension du texte.

Or, à la même époque se développe l’édition de livres à destination de la jeunesse. Elle propose aux classes aisées des livres que les enfants vont être appelés à lire silencieusement, puisqu’il s’agit avant tout d’une lecture privée. Il faudra attendre 1938 pour voir la lecture silencieuse inscrite dans l’apprentissage scolaire de la lecture. En 2002, les instructions officielles synthétisent et explicitent la part de la lecture silencieuse dans l’activité scolaire de la lecture.

Les IO de 2002 reprennent la théorie de la réception[1] qui, comme la théorie du dialogisme bakhtinien, incitent à donner une grande place à la discussion entre les élèves après une lecture d’ouvrage. Souvent, dans les classes, et lorsqu’il s’agit d’un texte court, d’un extrait à travailler en classe, ce moment est précédé par une lecture silencieuse du texte. Cette lecture silencieuse peut avoir trois fonctions :

            -une découverte préalable, sorte d’acclimatation au texte

            -une lecture silencieuse qui suit l’écoute du texte lu à voix haute soit, dans ce cas, une lecture subjective du texte

            -une lecture ayant pour fonction de prélever des informations demandées.

Avec justesse, Christa Delahaye remarque que la lecture silencieuse est « mal problématisée » à l’école, aujourd’hui encore. Une preuve en est donnée par son usage dans le secondaire où le moment de lecture silencieuse est considéré comme allant de soi, voire donnée identifiée à la lecture à la maison, avec, trop souvent, un questionnaire en retour en classe de vérification de lecture. On ne se pose pas la question, essentielle pourtant, des processus mentaux en jeu chez l’enfant durant une lecture silencieuse. Pourquoi ? Parce que l’institution scolaire considère que la primauté de la lecture à haute voix permet mieux de saisir le sens d’un texte que la lecture silencieuse. Or n’est-ce pas un poncif ? En effet, « la situation de lecture la plus fréquente et la plus fructueuse pour un adulte est celle où la lecture est silencieuse »[2].

La méfiance des enseignant.e.s

Pour Christa Delahaye, les enseignants se méfient de la lecture silencieuse : « Que fait l’élève quand on ne le contrôle pas par une tâche matériellement visible ? L’élève ne va-t-il pas ne rien faire du tout ? ». Et elle ajoute que là est la cause de « l’extraordinaire développement  des questionnaires accompagnant la lecture silencieuse afin de contraindre l’élève à parcourir linéairement le texte pour répondre à des questions de prélèvement d’indices par exemple et donner peut-être une bonne conscience aux maîtres inquiets ». La lecture à voix haute présente, pour l’enseignant, une facilité pour contrôler l’effectivité d’une lecture et la saisie du sens du texte. Il y a, sous-jacente, l’idée qu’un enfant comprend mieux le texte en le disant qu’en le lisant or cela, à notre connaissance, relève davantage de l’opinion que de la vérité scientifique.

La question demeure de savoir quels sont les effets de compréhension selon que la lecture s’effectue à haute voix ou silencieusement, selon donc qu’elle s’effectue par l’oralisation du texte ou, au contraire, que l’élève le lit « des yeux ». Qu’on nous permette une parenthèse : l’expression courante « lire des yeux » est une expression intéressante car, prononcée par les enseignant.e.s[3], elle rapporte la lecture à une intériorisation mentale du texte, c’est-à-dire à la construction du sens du texte. Or, nous savons que l’oralisation est parfois présente dans la lecture silencieuse sous la forme inaudible. Cela complique évidemment la question puisque nous aurions ainsi quatre modalités de lecture : la lecture orale, la lecture expressive pertinente, la lecture des yeux, la lecture silencieuse. Seules, nous semble-t-il, mais ce serait à vérifier par des expérimentations, la lecture des yeux et la lecture expressive pertinente sont des lectures où le sujet lecteur s’approprie le sens du texte avec capacité d’interprétation.

Dans le cas du questionnaire de contrôle de lecture, se dessine la conception professorale de la lecture, conception qui est celle dominante de l’école contemporaine : lire c’est retenir en mémoire des détails des événements ; bref, lire c’est mémoriser. Remarquons que l’intelligence du texte, c’est-à-dire la capacité à tirer des inférences à partir des données n’est guère convoquée. Il n’y a pas, ici, d’intérêt véritable pour la signification générale du texte, mais seulement pour le repérage d’indices. Une expérience ancienne, menée par deux chercheurs, Garcia et Lapalu, montrait justement que la lecture silencieuse améliorait l’intelligence du texte.

On voit que privilégier tel ou tel type de lecture (lecture orale, lecture expressive pertinente, lecture silencieuse avec oralisation inaudible, lecture des yeux) c’est s’inscrire dans telle ou telle conception du texte qui est en cause. En effet, on ne lit que rarement un texte linéairement, de bout en bout. La lecture libre est faite de biffures, de sauts et de réflexions personnelles surgissant autant du fait d’une lecture intensive que du fait des choix des passages. La vraie lecture ne vise pas l’exhaustivité, ce qui explique d’ailleurs qu’on puisse lire des textes qui nous échappent par l’étrangeté du sujet traité par rapport à nos références : je puis lire un texte traitant d’astronomie même si je vais décrocher lorsque ce dernier va aborder des formules de physique. L’école procède, de manière générale, selon l’optique du panoptique ; le texte serait à surveiller dans ses moindres recoins pour accéder à sa signification et le questionnaire de lecture final fait office de gardien de cette optique.

Or, ce que la lecture silencieuse[4] nous apprend, c’est que le lecteur fait des choix. La pratique du journal de lecture, menée à la manière d’un journal intime, le prouve grandement. Le journal de lecture comme la mise en discussion d’une lecture par choix thématique, sont deux pratiques qui installent une entrée personnelle dans la lecture, qui l’autorisent. Elles peuvent être l’occasion pour l’enseignant.e, notamment lors d’une discussion ou d’un débat, d’objectiver « les obstacles, les résistances du texte » mais aussi de saisir comment l’élève ou un groupe d’élèves a circulé dans le texte pour construire une interprétation. C’est ici un exemple tiré de ma pratique mais il faudrait trouver d’autres dispositifs permissifs à un travail pédagogique sur et à partir de la lecture silencieuse.

Ouvertures, questionnements, prolongements

Christa Delahaye souligne que pour qu’il y ait lecture silencieuse il faut qu’il y ait silence et qu’il faut que l’élève fasse « l’apprentissage de la solitude ». Apprendre le silence et apprendre la solitude, dit-elle, c’est apprendre à « penser par soi-même ». Elle ne met pas en perspective historique cette remarque, mais, si on le fait, on voit que cet apprentissage est de plus en plus difficile pour les élèves, dont les modalités d’exercice de la pensée se trouvent sous la généralisation du zapping, de l’immédiateté loquante –au sens de parole sans entrave. Il nous semble que cette difficulté, qui rejoint souvent la question de l’attention, relève en fait de la non-maîtrise des codes du dialogue. En effet, le dialogue s’installe sur la base de l’écoute de l’autre. Or, l’écoute est le pendant de l’attention concentrée sur le texte en lecture silencieuse. Les bavardages qui parasitent les séances de cours sont alors des indices, peut-être non pas tant des difficultés individuelles (à se concentrer et à entrer en solitude) que des difficultés d’interaction humaine et donc sociale. Le champ reste ouvert en ce domaine…

Par ailleurs, reste à concevoir des travaux de lecture éduquant à la lecture silencieuse. Il s’agirait de travaux qui mettraient, aux premières loges de l’apprentissage de la lecture, la compréhension du texte et non son déchiffrement. Les travaux connus nous semblent converger sur l’idée que la lecture silencieuse courante est nécessairement liée à la compréhension. Chacun peut faire cette constations en lui-même : une lecture silencieuse qui bute sur la compréhension est une lecture qui s’arrête d’elle-même.

Cela ne rend évidemment pas caduque la lecture orale expressive car celle-ci exige le pilotage par la compréhension. La pratique scolaire du théâtre nous le démontre sans l’ombre d’une réserve. Nous proposons, donc, aussi, de développer des travaux qui mettent en avant la plasticité de la lecture expressive sans se satisfaire de la lecture orale courante. En effet, une lecture orale courante, assurée, n’est pas nécessairement liée à une bonne compréhension du texte : il suffit d’évoquer ces élèves qui lisent très vite un texte, parfaite lecture orale mais vide de compréhension. Ces élèves reproduisent un type reçu d’enseignement de la lecture : lire c’est déchiffrer et lire selon un rythme soutenu. En revanche, une lecture expressive pertinente, à condition qu’elle soit étayée comme élaborée par le sujet lui-même dans le dialogue avec la classe, exige une bonne compréhension du texte.

Sans pouvoir trancher bien des interrogations soulevées dans cet article, quelques remarques conclusives peuvent être énoncées. Le recours à la lecture silencieuse à l’école est trop souvent un recours non pédagogiquement problématisé ce qui le rend incertain quant à toute évaluation (au sens vrai du terme, recherche des valeurs en jeu dans le texte et leur degré de saisie par l’enfant). Privilégier la lecture orale c’est ignorer la dialectique qui s’instaure, dans le for intérieur de tout lecteur, de toute lectrice entre le sens porté par le texte -et qu’on nomme souvent « ce que l’auteur écrit »- et le sens apporté par la lecture du texte, par le lecteur. Ici, la visée de la lecture oscille entre compréhension et interprétation, c’est-à-dire, déjà, deux niveaux de travail sur un texte. Le travail de lecture fondé sur la compréhension s’appuierait avec bénéfice sur des travaux approfondissant la lecture expressive en situation dialogique. Un autre titre à cet article aurait donc pu être : la lecture silencieuse contre l’idéal scolastique de la lecture courante.

Philippe Geneste

 

Réflexions à partir d’une enquête

Nous avons mené une enquête sur la lecture silencieuse* auprès de quatre classes de cinquième des collèges d’Andernos-les-Bains et de Lacanau. Nous nous en sommes servi pour cet article, mais nous souhaiterions donner aux lecteurs quelques éléments saillants des réponses des élèves.

Nous avons posé deux questions : Qu’est-ce que tu fais quand tu lis dans ta tête ? et C’est quoi lire avec les yeux ?

A la première question, la réponse immensément majoritaire des élèves est que lire dans sa tête c’est « je m’imagine » (l’histoire, la scène, le paysage : (« j’entends parfaitement la phrase en l’imaginant », réponse qui prouve la primauté de l’imagination en lecture silencieuse). Fait remarquable, les élèves dans une forte proportion répondent que lire dans sa tête c’est « j’entre en relation » (avec moi, avec l’histoire, avec les personnages). Certaines réponses, en minorité, soulignent que la lecture silencieuse permet de prendre son temps : « je prends plus le temps pour comprendre ». Ils sont une minorité à écrire que lire dans sa tête c’est « lire à haute voix pour moi » ; « je m’imagine la scène avec les paroles » réponse qui montre à nouveau la primauté de l’imagination dans la lecture silencieuse) ; on trouve d’ailleurs cette réponse isolée : « je comprends mieux que lorsque je lis à voix haute ».

 

A la seconde question, lire avec les yeux c’est regarder, voir qui obtient la plus forte occurrence. On trouve ensuite, dans une grande proportion aussi, « lire des yeux » c’est déchiffrer. Arrive en troisième position : comprendre, lire en pensée.

 

La formulation des questions a porté les élèves à des réponses différentes. La seconde question faisant état d’une réalité physique perceptive, la réponse des élèves s’est faite plus technique, physiologique si on veut. En revanche, la première question montre que la lecture silencieuse est un moment important de construction du sens. Deux réponses qui quoique non isolées sont assez rares, ont retenu notre attention ici : « pour lire dans ma tête, je dois me concentrer » et « quand je lis dans ma tête, je me sens bien ».

Aucun des corpus des réponses aux deux questions ne met en avant la question de la vitesse de la lecture. Ils sont deux à répondre à la première question « je lis plus vite » et deux aussi à répondre « c’est lire plus vite » à la seconde question. Donc la vitesse de lecture n’est aps une préoccupation pertinente pour les élèves. Notons cette réponse à la première question d’un ou d’un élève : « … je lis plus vite que quand je parle à voix haute et j’essaie d’imaginer quand je comprends pas ».

 

* je remercie Claire Doz et Fanny Fouillade pour leur collaboration au passage du questionnaire auprès des élèves de leurs classes respectives.

NOTES

[1] Bulletin Officiel de l’éducation nationale, n°1 du 14 février 2002 à consulter en ligne sur www.education.gouv.fr/bo/2002/hs1/default.htm

[2] Garcia J.D. Lapalu J., « Une Méthode d’approche de la compréhension en lecture silencieuse et en lecture à haute voix », compte rendu d’une thèse de deux psychologues scolaires dirigée par Wittwer J pp.319-333 – p.319 – document personnel.

[3] En effet, il n’en est pas de même pour les élèves, comme nous le montre l’enquête que nous avons menée.

[4] Au sens courant du terme, sans distinction de la lecture silencieuse avec oralisation inaudible et lecture des yeux.