Acquisition du langage et enseignement: une problématique interactionniste

L’illettrisme préoccupe, l’enseignement de la grammaire est inefficace. Il serait temps d’entendre les points de vue qui fondent la pédagogie du langage sur des bases constructivistes et interactionnistes. Voici celui de Bronckart

Philippe Geneste

Epinosa Nathacha, Vertalier Martine, Canut Emmanuelle (sous la direction de), Linguistique de l’acquisition du langage oral et écrit. Convergences entre les travaux fondateurs de Laurence Lentin et les problématiques actuelles, Paris, L’Harmattan, 2014, 192 p. 20€

Le travail de Laurence Lentin (1920-2013)[1] a porté sur les analyses linguistiques des interactions adulte-enfant, mettant en avant, par exemple, la nécessité d’adapter les pratiques enseignantes du discours narratif avec les capacités cognitivo-langagières de chaque jeune apprenant. Si le langage oral est un des domaines connus des travaux de Lentin et de ses collaborateurs, il faut y ajouter les avancées sur la littérature destinée à la jeunesse en situation didactique. Ces dernières années, des rapprochements avec divers courants proches de l’interactionnisme socio-discursif [2] se dessinent. Ces courants mettent l’accent sur la place fondamentale du dialogue et de l’interaction du sujet avec les autres et le milieu ambiant, dans l’acquisition et la construction du langage. Cet ouvrage, issu d’une journée d’étude tenue le 19 novembre 2011, offre un panorama passionnant de la question.

Pour ce compte rendu, nous allons privilégier la contribution de Jean-Paul Bronckart « Activité langagière, genre de textes et types de discours. Enjeux acquisitionnels ». Jean-Paul Bronckart est un chercheur, longtemps professeur de psycho-pédagogie de la langue à l’université de Genève, collaborateur de Piaget. Investi dans un premier temps dans la psychogenèse de catégories grammaticales, il conçoit un programme de recherche portant sur l’acquisition des savoirs grammaticaux. Ces savoirs sont conçus comme relevant de mécanismes propres à l’intelligence opératoire, celle relevant de la logique. Ce programme se propose de voir comment au fur et à mesure qu’il construit les opérations logiques, l’enfant construit en regard des opérations formelles de langue (catégories grammaticales, nombre, genre etc.). Or, ces études, malgré une grande subtilité des protocoles d’expérimentation et malgré une grande richesse des observations, aboutissent à une impasse : s’intéresser à l’apparition de tel ou tel élément grammatical (l’imparfait, le passé simple, construction des conjugaisons etc.) ne permet pas de rendre compte de la construction de la langue et de ses étapes chez l’enfant. Bronckart va cheminer vers une approche plus globale, partant des productions de l’enfant, des propos qu’il tient en situation de dialogue ou d’écriture, autrement dit du discours[3]. Bronckart théorise une la grammaire du discours et des textes, dont la pièce centrale est son livre Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif [4], un ouvrage très clair et accessible.

Il s’intéresse aux stratégies d’apprentissage des discours, notamment des discours écrits (les textes). Cette réorientation de sa recherche est importante pour les pédagogues. En effet, elle signifie que « les conditions effectives des apprentissages ayant trait au langage » ne sont pas à rechercher dans un enseignement métalinguistique qui vise les catégories grammaticales (ce que nous appelons la scolastique scolaire[5]) mais dans la pratique langagière elle-même. Et ce constat va amener Jean-Paul Bronckart à se retirer de la psycholinguistique phagocytée par le cognitivisme scientiste qui se fonde sur des observations en laboratoire dans des situations artificielles totalement détachées de toute visée de communication réelle. Il s’est dirigé vers une didactique à base d’interactionnisme social. C’est ainsi que dans les années 1980 il a promu l’idée des séquences didactiques, que depuis les années 2000 il s’intéresse aux « méthodes d’analyse du travail » et à la formation des adultes.

La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage que nous développons avec Philippe Séro-Guillaume a, inévitablement, rencontré avec bonheur ces derniers travaux de Bronckart, tant ils recoupaient ce que nous avancions au cours des séminaires portant ce titre, organisés dans le cadre du CNFEDS[6]. L’organisation thématique et l’architecture des textes ou discours (séquences narrative, descriptive, dialogale, argumentative), l’organisation discursive (les types de discours : dialogue, récit interactif, discours théorique, narration), les mécanismes de textualisation (connexion, cohérence nominale, cohérence verbale), ceux de prise en charge énonciative –dont les travaux de Philippe Séro-Guillaume ne cessent de mettre à jour les mécanismes dans la langue des signes française–. Bronckart en arrive ainsi à souscrire à cette affirmation de Ferdinand de Saussure : « Toute innovation (…) se produit … à propos du langage discursif »[7]. Nous y voyons un étayage supplémentaire à la position que nous défendons depuis la théorie du linguiste Gustave Guillaume, à savoir que c’est, d’abord, dans et par le discours que l’enfant parait au langage, qu’il le construit et, le construisant, construit la langue. Et c’est parce que la langue n’est pas donnée d’abord depuis une extériorité divine ou un innéisme d’éternité, mais bien au contraire, parce que le sujet la construit  à partir des linéaments et de l’espace du discours, que la langue relève pleinement du social. Comme l’écrit Jean-Paul Bronckart, « la langue (…) est de l’ordre des connaissances construites à propos de la pratique que constitue l’activité de discours ».

Cette assertion amène Bronckart à placer le sujet au centre de l’apprentissage langagier, le sujet et non pas les règles grammaticales. Dire que le sujet est central, c’est comprendre que la pratique du sujet est au cœur de la psycho-genèse linguistique. Or, le discours ou pratique du langage ne se conçoit que dans la relation du sujet aux autres, donc dans le dialogue. De ce fait, si, chez l’enfant, la langue se construit depuis le discours, la définition de la langue se doit d’intégrer le dialogisme. Nous retrouvons, ici, un point d’appui cher à la pédagogie pour un apprentissage créatif du langage Et en effet, comme l’explicitent la psycho-mécanique du langage de Gustave Guillaume et la théorie de la formation du symbole chez l’enfant de Piaget, la langue est système de systèmes. Elle est construite par le sujet aux fins de déployer, toujours plus aisément et en toute singularité, l’expression de son vouloir dire, à partir des représentations du monde et de tous les types d’interactions à travers lesquelles se construit l’humain.

Le lecteur se demande peut-être en quoi cela intéresse directement la pédagogie ? La réponse est simple. Si l’on suit Volochinov et Bronckart, l’apprentissage du langage procède de l’interaction sociale (le dialogue) emprunte des formes de discours sans lesquelles un discours ne serait pas reçu; et il convoque les unités linguistique dont la principale est le mot. En effet l’enfant repère les modes de construction des mots  qu’il reconstruit en discours en fonction de son vouloir-dire. En témoigne les créations enfantines bien connues telles que  sontaient pour étaient, déprocher par opposition à approcher. Comme le dit Gustave Guillaume :

« L’enfant qui apprend une langue en l’entendant parler autour de lui en retrouve -c’est la pour le principal son apprentissage de la langue- sous les emplois qu’il en entend, les conditions constructives qui les permettent et qui les prescrivent, desquelles ils sont des conséquences. »[8]

Cette approche s’oppose frontalement à la scolastique qui s’obstine depuis des siècles à imposer aux élèves des règles de syntaxe (structure de la phrase, analyse logique) mâtinées d’étiquettes obscures de catégories grammaticales sensées rendre explicite aux jeunes esprits l’art du bien écrire et du bien parler.

Mettant l’accent sur les types de discours Bronckart définit la langue comme « une organisation langagière interne, réelle et nécessaire ». Donc, ne nous y trompons pas, privilégier dans les premiers apprentissages les mécanismes du discours, n’enlève rien à l’exigence pédagogique de savoir amener les élèves à réfléchir sur l’activité langagière pour, plus tard, lorsque le développement de leur pensée le permettra, pas avant l’actuel lycée, articuler aux connaissances une réflexion grammaticale à proprement parler. Ces connaissances sont acquises dans la pratique langagière, la praxéogénie guillaumienne. Disons-le autrement toujours avec le terme guillaumien. Le sujet apprend en praxéogénie à « produire des genres de textes adaptés à des situations d’activité et de communication ». Cela relève de ce que Guillaume nomme l’aspect pragmatique du langage : « L’emploi du langage est inscrit dans le langage lui-même »[9]. Une pédagogie constructiviste, par souci de cohérence des apprentissages, privilégiera, un enseignement des mécanismes d’emploi de la langue avant de produire un enseignement des mécanismes du fonctionnement de la réalité uniquement virtuelle et abstraite qu’est la langue, ce que croit désigner le terme commun de grammaire.

Nous ne suivrons pas Bronckart sur l’arbitraire radical du signe, parce que  « ce serait donner le hasard comme explication de tout ce dont on ne saurait rendre compte»[10]. Nous ne le suivrons pas quand il déclare la prééminence du langage sur la pensée : les signes (au sens guillaumien, c’est-à-dire la vêture sonore, gestuelle ou scripturale) fonderaient la « discrétisation du fonctionnement psychique » à la base de la pensée consciente.

 

Nous ne le suivrons pas non plus quand il pense pouvoir fonder sa définition de la langue sur la grammaire de Port Royal.  En effet, alors que son évolution vers une grammaire du discours a été motivée par l’échec constaté des approches logiques et formelles en matière d’acquisition du langage, Bronckart, pour ce qui est du système que constitue la langue, se réfère au texte fondateur de la grammaire logique occidentale. Sur ce sujet il n’échappe pas à l’aveuglement des piagétiens concernant la structure logique sous-jacente à toute langue. Nous lui opposerons cette constatation de Gustave Guillaume: « Pour que le langage relevât de la logique, il faudrait que toutes les interactions fussent réduites à des actions simples de même ordre, rendant le jeu prévisible; et qu’au surplus, ce jeu tout entier fût préservé, comme dans l’idéal, de toute influence extérieure. combien nous voilà loin de l’état du langage! Ces conditions, en l’espèce, sont parfaitement chimériques.»[11]

En revanche, lorsque Bronckart retourne à l’étude du discours, il tente un  rapprochement entre l’intelligence et le langage qui est plein d’intérêt. A chaque type de discours il fait correspondre un type d’opération logique.  Sa typologie des discours distingue le discours théorique (ou commentaire), le discours interactif (le dialogue), le discours narratif (le récit et les récits de personnage). Il établit les rapprochements suivants:

– le discours théorique renvoie au raisonnement logico-mathématique (opérations d’inversion, de négation, de réciprocité, de complémentarité). Ainsi, le raisonnement logico-mathématique se construirait « dans le cadre de la pratique du discours théorique ».

– « les raisonnements de sens commun, procédant par “objectivation” ou ” ou “catégorisation” » et ces raisonnements « ne respectant pas les principes de non-contradiction et de réciprocité se construiraient quant à eux dans la pratique des discours interactif ».

– La pratique des récits et des narrations serait, elle, au fondement des « raisonnements causaux-chronologiques, procédant par illustration ou exemplification ».

Soulignons que Bronckart parle de rapprochement et non d’identification. Il y a là une hypothèse éclairante qui n’est pas sans rappeler cette affirmation de Guillaume définissant la langue comme « l’avant-science de toute science », c’est-à-dire abstraction première la plus aboutie sur laquelle et au-delà de laquelle, ensuite, se développeraient d’autres formes de pensée abstraites, cheminant en stades de développement. Articulant Vytgotski et Piaget, Bronckart écrit : « la pensée initiale du petit enfant est fondamentalement sémiotique, historico-culturelle, et cette dimension sémiotique et historico-culturelle reste en chacun de nous. Mais en même temps, on peut construire, à côté et sur cela, des connaissances générales qui tendent à s’abstraire plus ou moins des déterminismes socio-culturels. Ce qui nous permet de prendre conscience de notre statut culturel et socio-sémiotique, de le discuter et au besoin de s’en abstraire. Il y a donc coexistence plus ou moins harmonieuse, en tout humain, de la dimension socio-sémiotique originelle et de la dimension cognitive tendanciellement universelle ».

C’est là que la confrontation, entre la pédagogie pour un apprentissage créatif du langage et les travaux de Bronckart, se met sous tension vive, tension de rapprochement et tension de résistance aussi, selon les lignes de force que nous avons pointées dans cet article. Bronckart reconnaît, suivant en cela Piaget, la continuité de l’animal à l’homme de la genèse du symbole, il accepte d’y placer la genèse du signe, ce qui est une hypothèse darwinienne de continuité entre l’animal et l’homme. Il reconnaît, aussi, que le signe opère une rupture, une discontinuité : « une fois construits, les signes transforment radicalement le psychisme hérité [de processus hérités communs aux animaux et aux petits enfants] : c’est la dimension de rupture, que signalait Vytgotski ». Il manque à Bronckart, qui s’en réfère à Saussure en la matière, de s’appuyer sur une théorie génétique du signe, celle de Gustave Guillaume par exemple. N’y va-t-il pas de la conjonction enfin possible entre psycho-genèse du langage, et théorie opérative du langage, bref, de l’ouverture à une anthropogenèse du langage ? Le pédagogue ne saurait laisser de telles perspectives hors de sa vue et de sa connaissance. A l’heure où les chiffres sur l’illettrisme alarmistes sont brandis a qui mieux mieux, il serait préférable de poser ou au moins d’entendre les points de vue théoriques et pratiques qui dénoncent le fétichisme du métalangage et la scolastique grammaticale à l’école afin de fonder sur des bases constructivistes et interactionnistes la pédagogie du langage.

 

[1] Pour une présentation d’ensemble des travaux de Laurence Lentin, voir Martine Karnoouh-Vertalier, « L’approche de Laurent Lentin » dans Liaisons n°16 coordonné par Philippe Geneste, pp.1-17

[2] Voir les travaux de Volochinov, Medvedev, Bakhtine et Vytgotski.

[3] Le discours, c’est l’ensemble des actes d’expression possibles.

[4] Paris-Lausanne, Delachaux&Niestlé, 1997, 351 p. Voir aussi : Jean-Paul Bronckart, « L’Apprentissage de la textualité », Liaisons n°16 mars 1998, p.18-35 (Ce numéro de 1998, coordonné par Philippe Geneste est entièrement consacré à « l’apprentissage du récit par l’enfant »,  et la recension de l’ouvrage par Geneste Philippe, « Notice bibliographique : J.-P. Bronckart », Liaisons n°17, octobre 1998, pp.1-8.

[5] Voir Geneste Philippe, Genèse de l’éducation hiérarchique, à paraître aux éditions du CNFEDS-Université de Savoie.

[6] Les séminaires sur la grammaire du discours (2008), celui sur le conte (2007) celui sur l’écriture (2010), ceux sur l’usage et le mésusage du métalangage en situation d’apprentissage (2011 et 2012) en attestent, plus particulièrement.

[7] Ferdinand de Saussure, Ecrits de linguistique générale, édition préparée par Simon Bouquet et Rudolf Engler, Paris, Gallimard, 2002 p.95.

[8] Gustave Guillaume, Langage et science du langage, Paris Québec, Nizet-Presses de l’Université de l’université Laval, 1994, p. 284, note 19.

[9] Guillaume, Gustave, Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française, réédition avec préface de Roch Valin, Paris-Québec, Nizet-P.U.Laval, 1975, 318 p. – p. 31(1ère édition 1919)

[10] Bernard Pottier, Théorie et analyse en linguistique, Paris, Hachette, 1987, p. 42.

[11] Guillaume, Gustave, Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française, réédition avec préface de Roch Valin, Paris-Québec, Nizet-P.U.Laval, 1975, 318 p. – p. 34 (1ère édition 1919)