Petite ballade en éducation auditive

S’il est des sons qui swinguent, il est des mots qui se suspendent. Prenons l’exemple du dipôle « musique ; surdité » qui, à lui seul, peut évoquer une éthique professionnelle, une aventure culturelle, un défi environnemental, ou autre.

Petite ballade en éducation auditive[1]

 par

Chantal Chaillet Damalix

 S’il est des sons qui swinguent, il est des mots qui se suspendent. Prenons l’exemple du dipôle « musique ; surdité » qui, à lui seul, peut évoquer une éthique professionnelle, une aventure culturelle, un défi environnemental, ou autre. Misons sur ces premiers termes pour opérer un léger focus sur les capacités linguistiques et communicationnelles spontanées de la personne en « situation de handicap auditif », l’usager (ou le patient), dans le cadre d’une séance d’éducation auditive ; le sujet de cette ballade.

La parole est donc au sujet, l’usager (ou le patient), qui y engage une matière sonore inédite, un langage archétypal ; l’improvisation en est le terreau, et le professionnel, l’amplificateur et l’interprète. Et de cet intime infra verbal à l’étrangeté familière, enseignants, orthophonistes ou logopèdes sont les co-acteurs, les garants, les feed back esthétisants, les réflecteurs dialogiques, les exhausteurs de talents.

Le dipôle « musique ; surdité » interroge donc ici les capacités du sujet à entendre (au sens de tendre vers) un inouï fugace, un indicible, entre parole, comptine, slam et chant, soi et l’autre.

  1. Le sonore et ses paysages

Le monde sonore auquel tout jeune enfant accède, procède d’une grande complexité en sa qualité double et simultanée de fait acoustique et de signal informationnel. Sa perception mise en expériences permet d’en napper de sens la réalité sensorimotrice, les concrétudes et les distinctions oppositives (silences et bruits, sons faibles ou forts, graves ou aigus, longs ou brefs, etc.). Ainsi, en ce qu’elle est dédiée aux sujets en situation de handicap auditif, l’éducation auditive opère une focale sur les paramètres d’intensité, de durée, de hauteur et de timbre, et les donne à manipuler. Gage d’apprivoisement du sonore, elle prépare et retisse les liens du sujet avec son environnement linguistique.

La mailloche frappe le tambourin depuis « Tout en haut ; oh c’est fort ! Chuuut, à toi. » La pulsation se marche, se respire, ou se vibre au tempo d’une comptine, présentifiant et signifiant la nature du signal. La boîte à « meuh », le triangle, la cloche, les jouets sonores, le « train » des enfants dans le couloir, leurs cris dans la cour, participent de l’architecture progressive de ces caractéristiques acoustiques en valeurs signifiantes et interprétables (étymo. interpres, agent entre deux parties, intermédiaire, celui qui explique) : « Tu entends ? Qu’est-ce que c’est ? Toc, toc, toc. C’est la porte… Oh, quelqu’un a frappé… On ouvre ! ? »

Et au fil des mises en jeu, l’enfant affûte son attention, ses seuils différentiels ; il accède à la permanence des traits acoustiques. Le sens peut alors se dissocier de la réalité, et la source sonore s’affilier au champ abstrait de l’altérité, du langage, d’un code, d’une esthétique, pour signer son appartenance à une communauté humaine.

  1. L’écoute et ses mystères

Les silhouettes basales de l’éducation auditive, arraisonnées notamment aux travaux d’Itard & al., furent conceptualisées au XIXe siècle. Là, elles ont assis la primauté de l’écoute (passive et active et son principe d’oppositions), ses fonctions (de discrimination, reconnaissance, et identification), et la précocité requise de sa mise en œuvre.

Accordons-nous un instant pour en scruter quelques contours contemporains. Ecouter l’autre suffisamment et suffisamment bien résonne avec les actes quotidiens de professeurs « spécialisés », « éducateurs auditifs », orthophonistes ou logopèdes tournés vers les jeunes sourds, leur diagnostic sonore et leur clinique. Comment alors, être ou devenir ce « suffisamment bon auditeur » ?

Philosophes et penseurs se plaisent à le reconnaître en « Celui que l’écoute abolit », celui qui se dissout en ce qu’il entend ; résonance troublante avec l’étymologie d’escouter, lat. auscultare « écouter avec attention, ajouter foi, obéir » ; de la même famille qu’auris, oreille.

Détour par un extrait de séance. Bébés et parents déchaussés, les pieds sur les cônes en polypropylène Baschet, d’autres couchés sur le piano, assis sur une grosse caisse, ou blottis contre un radiateur, chacun sa « boîte » de résonance. A l’affût, l’un sonde, l’autre scrute, ausculte, s’interroge ou pronostique. Et déjà, ça gazouille. L’on chuchote ou rigole. Les chaises grincent. Les regards se cherchent et se soulignent. Puis l’invitation tonne : « Vous allez maintenant écouter avec toutes vos oreilles, celles des fesses, des pieds, des doigts, du dos, du bidon, et même des lèvres. Vous vous souvenez ! ? »

Etrangeté familière. Au fil d’une langue ou d’une boîte à bruits, les chatouillis peuvent commencer. Ici, en haut, derrière, dessous… amplifiant l’écoute de chacun, à son rythme, en interaction avec l’environnement de son voisin, du groupe, du sonore. Chacun est « dans » le groupe pour entendre, et « en dehors » pour y agir. Tendu vers. Furetant, auscultant, palpant, écoutant ce qui, de ci, de là, résonne et fait réagir cet espace temps si singulier d’un hors limite cadré.

Alors à la question préalable du « suffisamment bon auditeur », la réponse vrombit : paré de cette nouure du désir entre son, bruit, musique ou silence produits par et pour l’usager (ou le patient), le « suffisamment bon auditeur » est un prêt à.

Prêt à entendre ce que les productions de ce jeune signent, révèlent, amplifient, traduisent et brassent de son humeur d’un jour ; et ce qui en résonne plus loin, ou se propage à l’ombre d’un voisin. Prêt à l’écouter et à l’interpréter.

Stéthoscope de l’identité sonore du jeune, il a pour crédo le poïen, pour caution le sonore, et pour mise de fond le bruissement de chacun ou sa polyphonie groupale. Le « suffisamment bon auditeur » est ce « gesteur d’écoute » appendu aux fluctuations d’une petite musique du hasard, à cette torsion vers l’autre et ses énoncés protolinguistiques « vers un sens possible »[2] (Nancy, 2000, 279) ; gage de justesse. Ethique.

  1. Improvisation sonore, un autre design de l’éducation auditive

Evoquons à présent quelques médiums facilitant cette torsion vers l’autre.

Le bruissement du groupe en constitue la matière première, la base des interactions. Drapé d’indices visuels et temporels, il délivre quantité d’informations sur la dynamique groupale (son allure, sa forme, sa vitesse, les postures, les rôles, etc.). Cortège sonore qui ne retient guère l’attention à l’ordinaire, il spécifie avec une précision chirurgicale la matière à reprendre et à attendre. Un peu d’écoute et d’entraînement suffit à le convoquer et le décrypter.

Le récitatif infra verbal satisfait lui au principe (notamment) de communication non verbale et tient en une sonorisation vocale et sans parole des productions spontanées du groupe.

L’usager (ou le patient), épinglé en sa mesure du jour (au sens métrique du terme), s’y reconnaît et s’engage alors dans une interaction volontaire. Le dialogue se noue en un « ensemble de sons et de bruits » (Rondeleux, 1977) ; sorte de récitatif infra ou supra verbal, où chacun n’emprunte de la parole que son enveloppe prosodique, rythmique et bruitée.

Le dialogue protomusical est une « prise de parole » ou « prise de sons. » Les usagers (ou patients) répartis autour de deux instruments, travaillent à l’intercession de formules rythmiques. Campé devant le piano, la grosse caisse et le groupe, chacun explore son instrument durant une vingtaine de minutes. Le geste est au service de la mémorisation de l’énoncé préalable, de sa restitution, et de son interprétation. Sans parole.

La dimension esthétique y surgit toujours, échappée des savoirs et savoir faire, pour mieux s’emparer de cet environnement dédouané de toute fabrique de handicap.

Les adultes en sont également friands ; étudiants, professionnels ou parents se plaisent à y aiguiser leur conscience du « jouer ensemble », et à produire / écouter leur geste acoustique.

L’écoute interactive, active et passive, octroie à l’usager (ou au patient) le rôle de musicien d’orchestre. Selon que l’accent porte sur la dimension temporelle ou fréquentielle, le groupe est invité à produire une pulsation, ou un « ahm » vocal tenu. Très vite, cette ébauche bruissante donne lieu à une véritable structure collective sur laquelle s’improvisent des variations individuelles et un accordage entre intime et extime musical.

Les rires y sont légion, et – là encore – la perception esthétique convie à une universalité culturelle dont chacun est le bâtisseur.

L’improvisation collective invite les usagers (ou patients) à « communiquer ensemble, mais sans parler ni recourir à la langue des signes, durant cinq minutes. »

Un petit groupe se rassemble au centre de la pièce, autour d’un instrumentarium choisi (bois, peaux, cordes, métal, vent, supportant les gestes de frappé, frotté, pincé, secoué ou soufflé). Le reste du groupe se tient en périphérie, avec une fonction d’auditeur. Durant l’exercice, chacun œuvre à trouver sa place d’où, parfois, des archétypes émergent (rythme de manif, illusion groupale, etc.).

Cette pratique n’existe qu’à travers l’écoute qui lui est réservée. Elle est un accès supplémentaire à l’artisanat musical.

La pluie de sons pentatonique et 3ce mineur viennent conclure cette aventure polyphonique en un retour à l’essentiel : cinq notes ou presque.

Les participants s’installent au plus près du piano : les uns se blottissent sous le clavier, les autres sur les côtés, fesses et pieds sur le plancher vibrant, et un dernier peut s’allonger au sommet de l’instrument : prince(sse) d’un jour. La tête vers les aigus, les pieds vers les graves, et la pluie redessine une tonotopie.

Enfin, une petite mélodie vient saluer chacun, à la recherche d’une tierce mineure, la tierce d’appel, plus petit intervalle (distance sonore et énergie motrice minimales) à être perçu comme consonant (affinité mélodique ou harmonique) et esthétique.

Ces supports, simples et accessibles à chacun, mettent en vibration ce troublant dipôle « musique ; surdité ». « Voix » d’accès à l’intime, aux processus créatifs et relationnels, ils s’ancrent dans « l’ouverture d’un espace où le monde se donne à créer, où l’on croit que c’est possible ; on est tenté de le croire »[3] (Sibony, 1997, 32.).

Expression de nos capacités à entendre l’autre, ils sont une voie d’accès à l’expression, la créativité et la sémiotisation du discours, gage de la connaissance de l’autre et la conquête de soi.q

Chantal Chaillet Damalix

[1] CHAILLET DAMALIX (Chantal), Ballade en éducation auditive – Environnement sonore et musical adapté à la surdité, Chambéry, 2018, CNFEDS, Université de Savoie Mont-Blanc. [2] Nancy, Jean-Luc, L’écoute, IRCAM/L’Harmattan, Paris, 2000, p.179. [3] Sibony, Daniel, Le jeu et la passe – Identité et théâtre, Paris, Seuil, 1997 p.32

A lire :
Chaillet-Damalix, Chantal, Ballade en éducation auditive. Environnement sonore et musical adapté à la surdité, 2018, éditions CNFEDS- Université Savoie Mont Blanc, (NDLR)