Postscriptum au journal de travail de caviardage

12 post-scriptum

 

25 avril 2019

Je viens de relire le journal complet de la séquence du caviardage réalisée avec le groupe OSE. Je me suis aperçu que je n’avais rien écrit sur la justification du texte à droite lors de la transcription pour mise en page avec des blancs (Journaux I-II-III-IV) ; or c’est là une question qui doit être soulevée. Par ailleurs, la mise à la verticale du texte m’a interpelé. En effet, j’avais le sentiment, à la relecture, que je n’avais pas tout envisagé du travail des élèves. J’ai alors décidé de relire le journal de travail à partir du numéro V, journal du 15 février 2019. J’ai relu ces journaux avec la seule idée de mieux appréhender la question de la mise en page à la verticale du texte. On peut donc considérer que le journal d’aujourd’hui 25 avril est un post-scriptum au journal de travail.

Une dimension à explorer de l’espage : texte aligné et texte justifié

On sait que les élèves durant les premiers apprentissages de la lecture reconnaissent mieux les mots d’un texte à l’écran si celui-ci n’est pas justifié, c’est-à-dire est aligné à gauche mais pas aligné à droite[1].

Or, la page arrachée d’un livre présente, généralement, un texte justifié. Il y a donc là une difficulté que je n’ai pas prise en compte, lorsque commentant la mise en page avec blanc (Journaux I-II-III-IV) j’ai remarqué l’alignement fort incertain du texte à droite. Est-ce que cela signifie que les élèves se repèrent selon un espace relatif entre les mots dont ils ont l’accoutumance ? C’est probable. Mais du coup, la séquence du caviardage viendrait renforcer de manière notoire l’information positionnelle des mots entre eux. En effet, de la page caviardée à la page transcrite et mise en page avec des blancs, les élèves voient les informations déstabilisées par les ratures et la mise en page avec les blancs impose de sortir de l’accoutumance des espaces habituels avec les mots. Il est sûr qu’aligner un texte à droite est plus dur en écriture manuscrite sur papier qu’en dactylographie à l’écran. Il faudrait aussi comparer la lecture du texte caviardé sur la page arrachée avec la lecture du texte manuscrit transcrit et mis en page avec les blancs sur papier. Mais dans tous ces cas de figure, l’activité de caviardage est un renforcement des mécanismes intimes de lecture autant que d’écriture.

Espage et représentation visuelle : de la mise à la verticale du texte

La mise à la verticale du texte caviardé (journal V) convoque la représentation visuelle du texte. C’est un travail sur le texte comme configuration, comme figure (mise en page, ligne, fin de ligne etc.). Quand le texte est caviardé à 50%, puis au fur et à mesure que le pourcentage de ratures (caviardage) augmente, ce qui est travaillé de manière croissante c’est la représentation sémantique, c’est le sens du texte.

Entre le moment initial des premiers caviardages et le moment terminal du texte caviardé à75% et plus, le travail consiste pour l’élève à rechercher la cohérence du texte. Il la cherche au niveau des phrases, des syntagmes, des fragments de texte puis du texte entier. L’élève opère, au pas à pas, des opérations de congruence entre les mots pour la réalisation d’une sensification toujours plus cohérente.

Donc, au départ, le travail de l’élève porte sur la sémiologie : il rature des mots, il met en page, voire il rature des lettres à l’intérieur des mots pour produire de nouveaux mots. Puis, durant la phase médiane il travaille par fragments sur la mise en cohérence de signes : c’est une opération de signification. En fin, arrive la phase finale de la sensification, de la mise en cohérence sémantique portant sur tout le texte. Soit :

 

sémiologisation                        signification                             sensification

——————————–>/———————————->/——————————–>

J’appelle sémiologisation l’opération de mise en mots, en signes, en lignes, en espace, en page. J’appelle signification l’opération de mise en cohérence de signes et groupes de signes en syntagmes ou phrases en cherchant à faire advenir du sens en convoquant l’espage. J’appelle sensification, l’opération consistant à mettre en cohérence les groupes de signes, les syntagmes et phrases entre eux et en relation avec le travail de l’espage.

Le processus général du caviardage part donc bien de la matérialité du texte pour peu à peu en venir à l’opération de sensification. L’élève est ainsi invité à mettre le sens aux commandes des opérations textuelles. C’est la troisième phase qui va mettre en cohérence les fragments déjà travaillés de la signification. Durant ce travail, il y aura bien sûr de nouveaux caviardages, mais la sémiologisation sera entièrement sous la coupe du sens (journaux VI-VII-VIII-IX-X). Précisons qu’il n’y a pas de frontière étanche entre ces trois phases données ici par l’analyse, en revanche, il y a durant le temps opératif de réalisation du texte par caviardage une transformation de l’opération dominante, c’est-à-dire présidant à l’élaboration du texte. Durant la phase première, domine le travail sur les lettres, la configuration spatiale matérielle ; durant la deuxième phase domine le travail sur la signification des passages caviardés avec des élans vers le sens global mais aussi des ancrages certains dans le jeu sur la matérialité du texte, des mots ; durant la troisième phase, le sens global du texte est consciemment la visée du travail des élèves.

A l’étape deuxième, celle de la signification, la sémiologisation est encore active et elle peut suggérer des approches sémantiques nouvelles. La signification ouvre sur la sensification.

Quand (Journal VI) je demande aux élèves de défendre le sens de leur texte, je les amène à objectiver leur travail, à exprimer l’intentionnalité du texte, à explorer leur vouloir-dire.

L’étape de la mise à la verticale du texte (Journal V) est une relance par la sémiologisation du travail de fond sur la sensification par la signification. Je tiens à souligner l’importance de relier le travail à la matérialité du texte, c’est essentiel si on veut que les élèves apprivoisent l’écrit (donc l’écriture et la lecture) et le fassent leur. Au niveau de l’opération de signification le texte reste encore une mosaïque de syntagmes faisant sens pour l’élève. La mise à la verticale est une aide dans le traitement sémantique du texte. En effet, elle permet au scripteur-lecteur (les deux sont indissociables, comme nous l’avons démontré dans la présentation de ce travail) de reconnaître (on pourrait dire trouver, mais je crois que c’est plutôt un travail de reconnaissance) dans le texte en construction des unités de sens (syntagmes ou fragments. Elle pousse, également, à lier ces unités textuelles pour réaliser une unité sémantique plus large et ainsi aboutir à une représentation sémantique cohérente du texte complet. La pratique du caviardage en situation pédagogique permet aux élèves d’éprouver qu’écrire c’est construire dans une durée et avec des allers et retours de signification pour élaborer un sens d’un texte.

Une autre remarque me semble devoir être faite. Au fur et à mesure de la phase deuxième, phase de signification, opère un travail de mémorisation, bien connu des praticiens et théoriciens de la lecture. Il s’agit de la mémorisation des significations partielles liées aux positions des mots, des relations entre des mots (position d’une suite de mots, le caviardage créant des suites nouvelles). A travers l’opération apparemment seulement matérielle de la mise à la verticale, les élèves repensent leur texte du point de vue sémantique. Par exemple Mathieu qui a mis son texte à la verticale mot à mot a en même temps travaillé sans aucun souci du sens et des unités syntagmatiques qu’il avait pourtant créées. Que s’est-il passé ? Mathieu a réalisé le codage spatial du texte de manière indépendante des relations de nature sémantique entre les mots. La conséquence est la difficulté pour Mathieu à faire advenir du sens. Le lien entre spatialisation et sensification est flagrante et ne peut être dénié. C’est un exemple limite, c’est en effet la première fois que j’étais confronté à cela. Mais il est intéressant parce que la suite de la séquence du caviardage a permis à l’élève de travailler la signification, voire à reconquérir le sens perdu lors de sa mise à la verticale du texte (ce qui est, je le redis, exceptionnel). Ce sont les échanges et le dialogue avec les autres membres du groupe, dont la vision de leurs textes mis à la verticale, qui ont permis à Mathieu de prendre le chemin du sens. On peut parler de la construction du sens grâce à la co-opération, en écrivant le terme en deux mots tant cela donne sens à notre propos : si entrer dans le langage commun est une dimension incontournable de la socialisation, la socialisation se développe aussi au regard de l’individuation de sa parole par le sujet.

 

 

[1] Baccino, Thierry, « Codage spatial et lecture de textes à l’écran », Bulletin de psychologie n°412 – XLVI – 1992/1993, pp.811-812