Regard rétrospectif sur la professionnalisation de la fonction enseignante

A l’heure où l’Éducation Nationale organise une déprofessionnalisation du métier d’enseignant, il peut être intéressant de se tourner vers le processus historique constitutif du métier d’instituteur.

Regard rétrospectif sur la professionnalisation de la fonction enseignante

par

Philippe Geneste

Danvers, Christophe, La Vocation enseignante. Une histoire de la professionnalisation des instituteurs en France 1789-1914, Paris, L’Harmattan, 2019, 243 p. 26€

Ce travail de synthèse est écrit avec clarté. Il donne à lire des documents d’époque. Le lecteur suit ainsi avec aisance le raisonnement et les problématiques spécifiques des décisions successives prises à l’égard des personnels chargés de l’éducation et de l’enseignement primaire.

La Révolution française a mis la question de l’instituteur au centre de la préoccupation de la Nation. Le mot lui-même s’impose plus tard, en remplacement de maître d’école et surtout pour effacer les nominations (régent, recteur) issues de l’enseignement catholique : il s’agit d’instituer dans l’école la raison pour former des citoyens ; l’instituteur « est celui qui depuis la Révolution institue la République » (p.146). La Révolution pose les bases idéologiques d’un enseignement primaire, mais son œuvre en la matière est limitée. Il est demandé au maître d’école d’assurer l’unité nationale, préoccupation majeure dans un pays multilingue.

C’est avec la loi Guizot (1833), que le pouvoir va se donner les moyens d’enraciner dans le pays une éducation primaire en direction de la population. Bien sûr, tous les freins ne sont pas levés. Notamment, la référence à la famille comme base de l’éducation empêche celle-ci de dépendre exclusivement d’un ordre politique : « L’autorité du père remise en cause oblige l’entité familiale à déléguer l’instruction à l’Etat » (p.219) ; principe qui vient de 1789 mais inappliqué encore en 1930. Toutefois, les instituteurs trouvent dans la loi Guizot un premier point d’appui, encore très fragile et qui ne met pas fin à la précarité de leur condition. L’enseignement est divisé en deux niveaux étanches : d’un côté le primaire populaire auquel on donne pour mission d’assurer l’alphabétisation et de sortir de l’éducation religieuse devenue un frein pour le développement du pays. De l’autre côté, le secondaire, une école pour les possédants.

Les nécessités économiques vont jouer en faveur de la professionnalisation des enseignants du primaire : la notion de progrès ne cessera pas de prendre de l’importance dans le domaine éducatif ; les fabriques, les usines, le commerce même, auront besoin d’une main d’œuvre plus instruite. Le passage de l’éducation à l’instruction est le vecteur essentiel de la professionnalisation des enseignants. Au milieu du dix-neuvième siècle, les Ecoles Normales vont être le creuset de cette évolution et le miroir des luttes intestines entre la bourgeoisie ou plutôt les bourgeoisies (celle de l’industrie, celle du commerce, celle de la finance, celle de l’agriculture n’ont pas les mêmes attendus à l’égard des pouvoirs politiques) et l’aristocratie. Les Ecoles Normales vont accélérer la mise en place de standards de formation des enseignants, ainsi centralisée (même si la centralisation fut une bataille). Les enseignants y gagnent un professionnalisme leur permettant de conquérir peu à peu une reconnaissance qui leur était refusée jusqu’alors.

Les lois de Jules Ferry (1880/1882) marquent un tournant. L’instituteur devient une figure clé de la République. En même temps, l’éclosion de son professionnalisme l’amène à autonomiser sa pensée. C’est le point de départ des associations (les Amicales) puis des syndicats (les deux en parallèle pendant plusieurs décennies). L’affranchissement de l’Eglise, grâce à la politique de laïcisation de l’école, va vite se traduire par des interrogations sur le rôle social et sur les questions pédagogiques rencontrées. Ce n’est pas un hasard si la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième voient l’éclosion d’une multitude de revues professionnelles dont L’école émancipée (1910), revue syndicale. Les instituteurs et les institutrices (pour ces dernières, le combat pour la reconnaissance va durer encore plusieurs décennies) sont poussés à se regrouper pour oser s’affirmer comme un corps professionnel à part entière et pour se dégager des tutelles locales (celle des curés, mais ça c’est gagné, mais aussi celles des maires, notables et directeurs à leur botte), départementales (inspecteurs), nationale (l’Etat). Le service public devenant une nécessité institutionnelle se greffe alors à la notion de progrès. Celle-ci, qui est forgée par le positivisme, suture l’œuvre d’instruction et sous-tend la IIIème République, tant au niveau économique que politique (expansion coloniale). Les enseignants du primaire y gagnent en condition de travail (logement, salaire, formation) et en image sociale.

L’ouvrage de Christophe Danvers montre que l’école est tiraillée entre deux mouvements qui, selon les époques, tendent à prendre le dessus l’un sur l’autre. Ces deux tensions sont celle de la morale et celle des savoirs. C’est l’opposition entre éducation et instruction. Tous les débats scolaires rejouent, pour partie, cette opposition.

La professionnalisation du corps enseignant est la conséquence du passage de la dominante éducation (1789 et toute la première moitié du XIXème siècle) à la dominante instruction (qui triomphe sous la IIIème République). C’est quand les enseignants ont pu s’emparer des méthodes, autonomiser leurs pratiques des tutelles, que leur professionnalisme a été reconnu. Ce fut, évidemment, une lutte incessante et toujours d’actualité à l’heure où l’école inclusive tend à écraser des pans entiers de la professionnalité enseignante, notamment en matière d’enseignement auprès d’élèves en difficulté, ceux relevant de l’aide sociale à l’enfance, ou encore les élèves présentant des handicaps. Aujourd’hui, les lois qui se succèdent depuis celle de 2005, accentuent le pôle éducation avec une insistance mise sur l’éducation morale et civique. Le décret du 23 avril 2015 qui réforme le socle commun de connaissances et de compétences (décret du 11 juillet 2006) en socle commun de connaissances, de compétences et de culture illustre notre propos. En effet, les savoirs écartés au profit de compétences d’ordre générique se trouvent un peu plus réduits à la portion congrue. Et cela se fait au bénéfice de l’invasion de compétences psycho-sociales selon la logique de l’ordre comportemental exigé par l’enseignement par compétences. C’est un enjeu pour la professionnalité enseignante, qu’il serait vain pour les professeurs de refuser de voir. L’histoire du système éducatif éclaire la nécessité de cette prise de conscience à traduire en revendications. L’autonomisation des métiers de l’éducation est une œuvre jamais encore achevée et donc à accomplir.