Nouvelles perspectives

Introduction

Le langage n’est qu’un cas particulier de la fonction sémiotique. C’est pourquoi il me semble possible,    bien qu’il n’y ait pas de  coïncidence historique stricte,  de postuler une convergence  non encore aperçue entre l’évolution de deux manifestations de la fonction sémiotique, la représentation d’image et la représentation de langue. Pour ce faire Je me référerai à l’évolution structurale des langues   proposée par Gustave Guillaume  avec ses trois aires linguistiques et à celle  des   formes d’équilibration de l’épistémologie génétique de jean Piaget avec ses trois étapes.

Gustave Guillaume et Jean Piaget

« L’histoire structurale du langage, représentée par le défilé historique des états structuraux du langage, est l’unique document dont nous disposions pour l’étude de l’histoire potentielle de la pensée humaine -le seul document de cette histoire non écrite. La remarque confère à la linguistique une importance particulière, une sorte de prééminence dans l’histoire approfondie des sciences, qui toutes s’adossent à l’avant-science de lucidité, à l’avant-science exclusivement potentielle qu’est du côté structural le langage, laquelle avant-science (…) emporte avec soi un regard sur l’univers dont la pénétration -au cours de la longue histoire de l’entendement humain (représenté dans celles des structures de la langue)- a beaucoup varié[1]

 

Sans discuter de la prééminence revendiquée par Gustave Guillaume, prenons acte du fait que pour ce dernier, l’histoire du langage est consubstantiellement liée à celle de l’histoire de la pensée humaine, de l’entendement humain, autrement dit, de l’étude de la fonction sémiotique à laquelle nous invite le psychologue Jean Piaget :

« (…) le langage n’est qu’un cas particulier de la fonction sémiotique ou symbolique et (…) c’est celle-ci dans son ensemble (imitation différée et symbolique gestuelle, jeu symbolique, image mentale, image graphique ou dessin, etc.) qui est responsable du passage des conduites sensori-motrices au niveau de la représentation ou pensée et non pas le langage seul. (…) il importe donc de considérer (…) une étude de la fonction sémiotique en toutes ses manifestations et c’est là un beau problème d’éthologie avant de constituer une question de psychologie humaine ».[2]

 

Piaget ne s’intéresse pas qu’au développement de l’enfant. Comme on le sait, et c’est une thèse centrale de ses travaux, se fondant sur le rapport entre le développement des connaissances chez l’enfant et le développement des connaissances dans l’histoire humaine, Jean Piaget propose une épistémologie génétique. Cette dernière rapprochée de la linguistique guillaumienne a donné matière chez André Jacob à une Anthropo-logique[3].

 

Dans le même champ de recherche, aux confins de la psychomécanique du langage et de la psychologie génétique, il faut mentionner l’entreprise, couronnée de succès, de Philippe Geneste qui nous dit que sa thèse

« (…)  voudrait réussir à être un fil conducteur entre ces deux régions théoriques, par trop dissociées, jusqu’alors, que sont la psychogenèse et l’ontogenèse du langage, l’épistémologie génétique et la psychomécanique».[4]

 

En m’inscrivant dans le droit fil des travaux qui viennent d’être mentionnés, je postule une analogie entre l’évolution de la composition structurale des langues, proposée par le linguiste Gustave Guillaume et celle des formes d’équilibration[5] de l’épistémologie génétique de jean Piaget. Le premier distingue trois aires linguistiques, le second trois formes d’équilibration qui relient le réel au possible et au nécessaire; en d’autres termes trois formes de représentation.

 

La théorie des aires  

Rappelons très brièvement que la théorie des aires prime, seconde et tierce, proposée par Gustave Guillaume, à partir de l’étude du mécanisme de construction du mot, met en perspective l’évolution historique qui mène de l’holophrase, mot-phrase originel des langues de l’aire prime à la phrase de mots de l’aire tierce qui regroupe les langues indo-européennes apparues les dernières.

En Europe, certaines langues conservent des traces d’holophrastie. Evoquant le basque et certaines langues caucasiques, Jacques Teyssier[6] écrit :

«La phrase comporte un “noyau verbal” regroupant en un seul mot le mécanisme verbal et les divers indices pronominaux chargés de dire ce qui lui est afférent sur le plan de la prédication effective, elle-même extérieure et seconde par rapport à cette embryon “holophrastique ” ». [7]

Au sein même de l’aire prime diverses voies ont été suivies. En effet on est passé de l’holophrase à l’holophrase restreinte puis au monosyllabe chinois.

C’est la différenciation consonne / voyelle qui caractérise l’apparition des langues de l’aire seconde, les langues sémitiques avec leur mot formé d’une racine pluri-consonantique et de voyelles interposées.

Enfin l’opposition consonne / voyelle est dépassée avec l’avènement de la phonologie phonématique.[8] C’est l’aire tierce qui apparaît, aire des langues indo-européennes.

 

Aires linguistiques et formes d’équilibration

Pour Piaget une première phase du développement est « l’indifférenciation entre le réel [d’une part] et le possible et le nécessaire [d’autre part]. Toute réalité est ce qu’elle est parce qu’elle doit être ainsi. Exemples chez l’enfant : un carré doit être posé sur l’un de ses côtés, sinon il n’est plus un carré (…) Exemples dans l’histoire : toute géométrie doit être euclidienne (…) etc. Nous appellerons pseudo-nécessité cette indifférenciation initiale du réel et du nécessaire, d’où les limitations du possible qui ne se différencie donc, lui non plus, que peu du réel (…).»[9].

Notons au passage que cette citation confirme, s’il en était besoin que pour Piaget l’évolution de l’enfant rejoint, reproduit celle de l’être humain ; cela sera utile pour la suite du développement. 

: Chez l’homme linguistique de l’aire prime, le fait que l’on prononce et que l’on entende des syllabes forment le fait, la donnée ; le possible et le nécessaire, qui concernent le fait de représentation linguistique, fait de même du vocable un composé de syllabes] Donnons un exemple. De même que chez l’enfant, un carré doit être posé sur l’un de ses côtés, sinon il n’est plus un carré, dans une langue holophrastique comme l’esquimau, il n’y a de représentation de la personne que particulière. Il n’y existe donc pas d’élément formateur pour la représentation générale de la personne. A ce sujet, Ronald Lowe indique que l’esquimau retient quarante formes grammaticales (en faisant double emploi de certaines formes) de la personne simple[10] et soixante-deux de la personne double (le couple agent / patient)[11] ! Ceci expliquant cela, il écrit que :

 

« (…) l’esquimau, comme système linguistique, se trouve (…) beaucoup plus près de la réalité vécue que ne l’est le français, qui par sa tendance inverse à l’abstraction, s’en éloigne d’autant »[12].

 

Le perfectum de la primitivité, la non-morphogénie pour reprendre les mots de Gustave Guillaume, sont atteints avec le chinois. Le caractère est composée de petits dessins stylisés, il ne note pas le dit.

La seconde phase du développement est selon Jean Piaget :

« (…) celle de la différenciation par multiplication des possibles et conquête des nécessités dues aux compositions structurales».[13]

 

Très schématiquement, l’aspect figuratif ne prédominant plus abusivement, un carré même présenté posé sur l’une de ses angles est bien   un carré.  La multiplication des possibles : un carré est un losange à angles droits.

Chez l’homme linguistique de l’aire seconde, émerge un nouveau réel, la multiplication des possibles est, en la matière, la division de la syllabe par différenciation des consonnes et des voyelles. Ipso facto cette différenciation l’amène à concevoir, et c’est un fait de représentation linguistique, une composition structurale du mot, à savoir une racine pluri-consonantique, qui accueille des voyelles interposées. Il revient à la racine pluri-consonantique de porter le contenu notionnel singulier et aux voyelles de porter les indications formelles. Dans ses réalisations écrites l’arabe ne note pas les voyelles brèves. Or comme l’indique Jacques Wittwer :

 

« toute l’organisation formelle de cette langue -marque du genre, du nombre, du temps, de l’action, des fonctions- repose sur des jeux vocaliques (…) »[14]

 

Ceci entraîne que le mot de l’aire seconde se réalise de deux façons selon qu’il est oral ou écrit, parlé ou silencieux. Il ne prend pleinement forme que dans le discours parlé contrairement à ce qui se passe en français:

 

« Dans un dictionnaire arabe-français de bon niveau -à visée linguistique et non seulement pragmatique- la classification est à la fois alphabétique et par racines. (…) Ce type de dictionnaire  n’est pas établi à partir de mots parties du discours comme dans les dictionnaires de langues indo-européennes. En effet dans un dictionnaire français-langue étrangère -comme d’ailleurs français-français- les entrées sont des mots,  parties du discours qui de ce fait, et à la conjugaison près, peuvent figurer directement en discours »[15].

 

Cette spécificité du français comme de toute autre langue indo-européenne nous introduit à la troisième et dernière forme d’équilibration distinguée par Piaget où :

« tandis que chaque transformation tend à être conçue comme une actualisation au sein d’un ensemble de variations intrinsèques possibles, les systèmes que constituent celles-ci sont sources de structures dont les compositions fournissent les raisons nécessaires des états de fait »[16].

 

Encore une fois très schématiquement le passage du carré au losange ou au parallélogramme ou au rectangle ou encore au trapèze est désormais envisageable puisqu’il est conçu comme une actualisation au sein d’un  ensemble de variations intrinsèques possibles inhérentes au concept de quadrilatère.

Chez l’homme linguistique de l’aire tierce, l’opposition consonnes voyelles est dépassée et le phonème est désormais l’unité minimale de langue. Chaque transformation, à savoir les diverses formes qu’il peut donner au mot, est conçue comme une actualisation au sein d’un ensemble de variations intrinsèques possibles, la base du mot et ses désinences, les systèmes que constituent celles-ci sont sources de structures : entre autres, l’adjectif, le nom, et le verbe avec l’ensemble des aspects, des temps et des personnes qui forment un système de conjugaison autrement plus fourni que celui des langues de l’aire seconde. Avant tout emploi en discours, la composition structurale de la langue, prévoit et explique toutes les formes que peut prendre le mot en discours en les inscrivant dans les dictionnaires et les tableaux de conjugaison. Le mot n’existe, condition sine qua non, que parce qu’il est formalisé au travers d’indications généralisantes (par exemple : le nombre, le genre et la fonction pour le nom, l’aspect, le temps et la personne pour le verbe) aboutissant à la catégorie grammaticale.

 

Convergence entre  l’évolution des représentations d’image et de langue

Pour illustrer la parenté de l’évolution structurale des formes de représentation qui vient d’être esquissée, j’invite le lecteur à une convergence non encore aperçue entre l’évolution de deux manifestations de la fonction sémiotique, la représentation d’image et la représentation de langue.

L’entreprise est vaste. Je me limiterai ici à essayer de montrer que la langue avec sa grammaire est au discours du locuteur de l’aire tierce ce que la perspective est à l’image figurative (peinte ou dessinée) de l’artiste du monde occidental. Plus exactement, perspective et grammaire assurent la même fonction à savoir donner la prééminence à la base de vision de celui qui s’exprime et ce faisant, elles introduisent l’une comme l’autre l’espace dans la représentation.

 

Précisions 

Gustave Guillaume indique que

L’acte de représentation est « l’opération profonde de langue dont l’aboutissement est une représentation instituée, c’est-à-dire non-momentanée et permanente. (…) L’acte de représentation et la représentation qui en résulte sont des faits de langue permissifs et conditionnants à l’endroit du fait de discours qu’est l’acte d’expression : le sujet parlant choisit  parmi les potentialités offertes par telle ou telle forme verbale en fonction de sa visée de discours »[17]. Et Guillaume écrit : « Considérons maintenant le fait de langue, il s’antériorise au fait de discours et son contenu, en conséquence, ne consiste point en actes d’expression mais en des actes sous-jacents qui permettent et conditionnent ces actes d’expression. (…) [Leur visée] n’est point d’exprimer, mais d’apporter à l’expression éventuelle, que rien ne détermine encore, les représentations dont elle aura besoin […]. »[18]

 

Eu égard à l’emploi que fait Gustave Guillaume du terme de représentation j’utiliserai désormais, afin d’éviter toute ambiguïté, celui de figuration[19] lorsqu’il sera question d’évoquer ce qu’on appelle communément la représentation d’objet, que propose l’œuvre plastique.

Comme la langue est, au sens guillaumien, une représentation qui conditionne le discours fait d’expression, la perspective sera posée comme une forme de représentation qui conditionne l’œuvre plastique figurative, fait d’expression.

 

Réalisme intellectuel : la représentation d’image d’avant la perspective

Selon Georges-Henri Luquet[20], on appelle réalisme intellectuel l’ensemble des caractéristiques spécifiques de la production graphique des enfants entre 4 et 10 ans. En dessinant, l’enfant ne se soucie pas de copier servilement un objet tel qu’il peut être perçu sous un point de vue précis mais de le rendre le plus aisément identifiable. J’appliquerai cette définition aux mécanismes de production graphique et linguistique qui visent à rendre le plus aisément identifiable l’objet signifié.

Outre quelques reproductions d’images figuratives, la présentation contrastive d’un exemple emprunté à la langue des signes et au français viendra étayer mon propos.

Les artistes traditionnels appartenant  aux civilisations usant de langues des aires prime et seconde  (préhistoriques, chinois, égyptiens,  aztèques, arabes …etc.) ne connaissaient pas la perspective. A ce sujet le Manuel de dessin pour communiquer avec une population non alphabétisée de Francine Levy-Ranvoisy, publié en 1987, est très instructif[21]. Elle a du mettre au point une méthode de dessin fort différente de la perspective photographique qui est la nôtre. En effet cette dernière n’était absolument pas comprise par les populations de Côte d’Ivoire auxquelles elle s’adressait. Elle ne pouvait donc pas lui servir à élaborer des supports pédagogiques imagés (films, photographies ou dessins) d’autant plus nécessaires qu’elle s’adressait à des personnes non alphabétisées dans le cadre d’une formation agricole. La scolarisation, l’accès aux médias modernes, au cinéma, aux appareils photos, la diffusion planétaire des smartphones a bien sûr fait évoluer les choses dans ce domaine.

Quatre dessins extraits de l’ouvrage précité permettront au lecteur de se faire une idée de la façon dont un public non alphabétisé dessine et comprend les images.

 

« Les quatre dessins présentés ci-dessous représentent le même village de quatre façons différentes : en (A) en perspective au sol en (B) en perspective aérienne, en (C) avec rabattement ; ces trois dessins représentent le même quartier ; (D) est le dessin du village en entier réalisé par un villageois non alphabétisé. Parmi ces quatre dessins (3A) (3B) (3C) ont été préférés pour la qualité du dessin détaillé, mais (3D) a été préféré parce qu’il représente le mieux le village, loti de cette façon selon un plan orthogonal. Or la restitution du caractère orthogonal du plan du village n’est pas possible en perspective classique qui ne conserve que les verticales »[22].

Tout de même il est étonnant d’apprendre que la photo ci-dessous a été incomprise par les deux personnes qui avaient demandé à poser :

 

L’auteur explique que la vue de face est insuffisante car elle ne montre pas le volume du siège et donc le profil de l’objet significatif que  constitue la femme ou l’homme assis. Pour que l’image soit comprise il aurait fallu que l’on puisse voir les pieds du siège et peut-être effacer l’arrière plan.

 

Réalisme intellectuel et représentation de langue de l’aire prime

Venons-en maintenant au premier élément de la présentation contrastive annoncée précédemment. Il s’agit de l’extrait d’un discours signé authentique, pris sur le vif et non pas réalisé pour l’occasion. Un sourd, se voyant reprocher son manque de réalisme, déclare qu’un rêve peut se réaliser. Voici comment il procède.

En premier lieu il exécute de la main droite[23] le signe qui signifie au sens propre je rêve. La main dont la configuration est celle de la lettre r  (le r de rêver) portée au front du côté droit s’en éloigne lentement, ‘rêveusement’ serait-on tenté de dire. Puis il réitère le signe, toujours de la main droite, et cette fois ci, avec l’index de sa main gauche, il désigne sa main droite. Puis il effectue deux signes le premier pour signifier possibilité, et le second, pour signifier se réaliser. Soit en rappel[24] :

[JE-RÊVE] ……. . ,                            puis RÊVE]  [←]

Le signe [JE-RÊVE] est la seule représentation linguistique offerte par la langue des signes. Il n’existe pas de pronom personnel autonome correspondant au Je français. Qu’il soit question de la première, de la seconde ou de la troisième personne du singulier ou du pluriel, le signe est toujours le même. Sans indication particulière il vaut pour je rêve. Que l’action soit située dans le passé, le présent ou le futur ne modifie en rien le signe qui n’incorpore aucune marque de temps.

Avec le signe [JE-RÊVE], ni verbe, ni pronom, nous sommes confrontés à une holophrase tout à fait caractéristique de l’aire prime. Les dictionnaires de langue des signes ne proposent aucun signe correspondant au nom-substantif rêve. Ils présentent à tort ce signe comme correspondant à l’infinitif rêver alors qu’il représente un événement dans son entier : non seulement un comportement mais aussi l’auteur de ce comportement.

 

Le déictique modifie le régime d’incidence du signe et matérialise  un prélèvement dans l’espace

On voit bien avec l’occurrence conjointe de [JE-RÊVE] et du déictique[25], l’index de la main gauche, comment le signeur met en exergue un élément de l’holophrase, le comportement, qui n’a pas de représentation autonome en langue. Ce déictique[26] confère au comportement une place dans l’espace de signation et ipso facto dans l’espace mental du signeur, ce faisant il l’instaure en support de signification. Ce dernier, désormais incident à lui-même, donne, au sens propre du terme, matière et lieu, un rêve, à l’apport de signification : … peut se réaliser[27].

Ajoutons que donner matière et lieu, dans le cas qui nous intéresse ici, c’est à proprement parler poser dans l’espace ou, diten termes guillaumiens, le nom se conclut à l’espace. Cette localisation spatiale nous fait comprendre la nature profonde du nom qui est de constituer un objet, -au sens propre du terme ce qui est placé devant- de pensée. En mettant en œuvre ce procédé spatial, un prélèvement dans l’espace dirait Gustave Guillaume, le discours signé présente, analytiquement, la matière et le support de signification de ce qui est constitutif de la catégorie du substantif[28].

Ces exemples de représentation d’image et de langue illustrent  très bien ce que Piaget nous indique de la première forme d’équilibration. Nous sommes confrontés au même type de réalisme intellectuel qui vise à rendre le plus aisément identifiable l’objet signifié. Chez  l’enfant qui à partir de quatre ans dessine ce qu’il sait des choses, un chien, par exemple, doit avoir quatre pattes. Tout comme la géométrie a dû nécessairement être euclidienne, ici un fauteuil, doit avoir quatre pieds, sans quoi il n’est pas un fauteuil. En esquimau une personne est une personne particulière, sans quoi il n’y a pas possibilité de représentation d’une personne.  En langue des signes, un comportement est nécessairement associé à une entité. Dans tous ces cas, priorité est faite à la fonction référentielle pour construire une représentation.

Bien évidemment les dessins des populations non initiées à la perspectives se développent dans l’espace du support sur lequel ils s’inscrivent, mais il s’agit de l’espace inhérent aux objets dessinés et non pas de celui que définit le regard du dessinateur ce que corrobore le refus de la perspective. S’agissant de la langue des signes, il faut distinguer le fait de représentation, fait de langue précoce à savoir l’utilisation de l’espace, inhérent à l’objet signifié (le lecteur pourra imaginer sans peine comment on peut signifier grand, petit, à droite, à gauche etc.), de l’utilisation de l’espace, fait de discours tardif, lorsqu’il s’agit de signifier une opération mentale fondamentale, la constitution d’un support de signification.

 

La conquête de l’espace

L’arrivée de la perspective va donner droit de cité à la représentation de l’espace inhérent au regard du dessinateur. L’aire tierce va donner la prééminence à la représentation spatiale des opérations mentales inhérentes à l’acte de langage. Gustave Guillaume  dit  « que l’histoire structurale du langage, réduite à l’essentiel, a la forme générale d’une conquête d’espace »[29]. Cette affirmation vaut pour l’histoire de la représentation d’image. La perspective est certes apparue après que se soit développée l’aire tierce. Ce n’est pas là une objection à notre propos car le fait  qu’il n’y ait pas concomitance dans le temps historique n’annule pas la coïncidence de la genèse structurale.

 

L’invention de la perspective

Comme la langue, qui telle que nous la connaissons, est le fruit d’une longue évolution, la représentation d’image avec la perspective est l’aboutissement d’une tout aussi longue évolution. En effet, elle ne s’est imposée qu’à partir du 15éme siècle et seulement dans les civilisations dont les peuples usés de langues de l’aire tierce, langues indo-européennes dont la morphologie nous est familière.

A l’image de la langue, la perspective, qui semble si naturelle, est comme l’indique Daniel Arasse :

« (…) une invention, et un système de représentation parfaitement arbitraire, qui a été inventé par toute une société sur près d’un siècle et non par un seul individu (…). Une perspective au sens classique du terme (…) suppose un spectateur immobile, fixé à une certaine distance  et le regardant avec un seul œil. Cela n’a rien à voir avec la façon dont nous percevons : nos yeux n’arrêtent pas de bouger, même lorsque l’on fixe quelque  chose (…) Or la perspective suppose un œil absolument immobile, un seul œil et absolument pas le mouvement de deux yeux qui balaieraient le champ » [30].

Inventée au 15e siècle, en Italie, la perspective, poursuit Daniel Arasse,

« signifie (…) une vision du monde qu’elle construit, un monde en tant qu’il est commensurable à l’homme. (….) Avant de s’appeler perspective elle s’appelait commensuratio, c’est-à-dire que la perspective est la construction de proportions harmonieuses à l’intérieur de la représentation en fonction de la distance, tout cela étant mesuré par rapport à la personne qui regarde, le spectateur [le premier spectateur est bien évidemment le peintre, le photographe]. Le monde devient donc commensurable à l’homme (…) plutôt commensurable par l’homme (…) [qui  peut] construire une représentation vraie de son point de vue.

Je signale à l’appui de cette interprétation que dans le même temps qu’on mesure l’espace dans la peinture, on le mesure dans la cartographie et l’on mesure également le temps, avec l’horloge mécanique. Brunelleschi qui inventa la perspective était aussi un grand fabricant d’horloges mécanique. A cette époque-là intervient donc une nouvelle conception de la mesure de l‘espace et du temps. Cette géométrisation de l’espace et du temps  (l’horloge mécanique n’étant rien d’autre qu’un engrenage qui géométrise le temps et ne s’arrête jamais, à la différence du sablier qui compte le temps qui s’écoule et qui sera fini) c’est là qu’est, je crois l’innovation fondamentale et bouleversante de l’invention de la perspective »[31]

Avec cette innovation fondamentale l’homme se dote d’un système de représentation, qui permet de prévoir toutes les transformations possibles pour pouvoir figurer un objet selon qu’il le voit en plongée, en contre-plongée, de face, de profil, de près, de loin etc. Les rapports des objets entre eux ne sont plus déterminés par leurs propriétés respectives mais par une représentation préalable d’ordre général, un système qui est mis en œuvre par des procédés techniques, cadrage, point de distance et point de fuite.

 

L’aire tierce

S’agissant du langage, c’est un mécanisme de même nature qui préside à l’instauration de l’aire tierce. La géométrisation du temps et de l’espace trouve son pendant avec la discrimination morphologique du verbe (plan du temps) et du nom (plan de l’espace). Le premier, et il ne fait pas que cela, divise le temps en moments distincts[32] passé, présent, futur. Mais comme l’indique en substance Gustave Guillaume, le temps n’est pas représentable en soi et ne le devient que par des moyens empruntés à l’espace. Le second, le nom, pose un contenu notionnel dans l’espace mental.

La représentation vraie du point de vue du locuteur, la hiérarchisation opérée par ce dernier – de quoi, de qui parle-t-il ?(support de signification) et  qu’en dit-il ? (apport de signification) ; schème constitutif du  mécanisme qui régit le rapport entre support de signification et apport de signification-  ne sont plus laissées au discours comme en langue des signes avec le prélèvement spatial [JE-RÊVE]  [←●], mais relèvent désormais de la langue.

Avec l’aire tierce, la nature des parties du discours, les mots et les règles d’accord qui les relient sont déterminées par le régime d’incidence qui œuvre désormais en langue :

 

« Pour n’avoir pas été aperçu par les grammairiens du passé, le régime d’incidence n’en est pas moins le déterminant principal de la partie du discours dont la théorie ne fait plus de difficulté dès l’instant qu’il en est tenu un juste compte. Liée aux conditions de voix, d’aspect, de mode, de temps et de personne, l’incidence externe est le déterminant du verbe. Liée aux conditions de nombre, de genre, de cas, la même incidence externe est le déterminant de l’adjectif. Et il suffit de faire l’adjectif incident à lui-même, à la totalité, par exemple de ce qu’il signifie pour qu’il en résulte un substantif : le beau, c’est l’incidence de l’adjectif beau à l’entier de ce qu’il signifie intrinsèquement »[33].

 

Le régime d’incidence permet à la phrase de l’aire tierce d’opérer au sens propre du terme une mise en perspective de l’événement qu’elle relate. Comme l’image en perspective elle suppose un cadrage, le fait de poser un cadre à l’intérieur duquel on va construire / contempler l’événement. Au point de fuite correspond le point qui marque la fin de la phrase. Au point de distance qui permet de représenter la diminution des objets dans la profondeur fictive en fonction de la position de l’observateur correspond le régime d’incidence qui détermine les parties du discours à travers leurs règles d’accord. Bien évidemment cette mise en perspective est autrement plus sensible à l’écrit qu’à l’oral.

 

Pédagogie et commensuratio

Notre dernière remarque appelle de nouveaux développements dont nous donnerons, en guise de conclusion, le principal linéament.

La prégnance, dans nos sociétés, de l’écrit, comme celle de l’image en perspective ne doivent pas occulter les mécanismes naturels à l’œuvre dans l’activité de l’enfant aux prises avec sa construction des formes de représentation. Chez ce dernier, l’utilisation de la perspective n’est absolument pas spontanée mais, bien au contraire, elle est le fruit d’un enseignement qui intervient, condition sine qua non, à un moment où son développement le rend accessible à un tel apprentissage, soit pas avant 9 ans. En aucune manière l’enseignement de la perspective et des règles de composition académique ne sont à l’origine des productions de l’enfant ou de son appétence pour le dessin. De la même manière -de la lallation, puis du babillage au mot–phrase et à la phrase- l’enseignement de la grammaire n’est en aucune façon à l’origine des productions langagières de l’enfant ni à l’origine de son appétence pour la langue. Il y a là sujet à méditation afin d’aller vers de nouvelles perspectives dans l’enseignement, et poser les bases d’une pédagogie pour l’apprentissage créatif des langages.

 


Bibliographie

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Pourquoi  une formation à l’interprétation de conférence de LSF en français et de français en LSF in  META Journal des traducteurs, Vol. 42, n° 3, numéro spécial L’interprétation en langues des signes, sous la direction de Danica Seleskovitch, Université Paris 3, Les presses de l’Université de Montréal, septembre 1997, p.521 à 532.

La langue des signes française in META Journal des traducteurs, Vol 42, n° 3, numéro spécial, L’interprétation en langue des signes, sous la direction de Danica Seleskovitch Université Paris III, Les presses de l’Université de Montréal, septembre 1997, p.487 à 501.

Français et langue des signes in Confrontations orthophoniques n° 2 / 1998, Influence du système théorique de Gustave Guillaume sur la rééducation du langage, Autour des travaux de Denise Sadek-Khalil, sous la direction de Shirley Vinter et Pierre Chalumeau, Presses universitaires franc-comtoises, 1998, p. 135 à 153

 L’interprétation en langue des signes : transcodage ou adaptation ? in  identité, altérité, équivalence ? la traduction comme relation Colloque international en hommage à M. Lederer tenu à l’ÉSIT, textes réunis et présentés par F. Israël, lettres modernes minard, Paris – caen, 2002, p.221 à 238 ; 

Un facteur d’intégration pour les sourds l’interprétation en Langue des signes in LA THÉORIE INTERPRÉTATIVE DE LA TRADUCTION,  T. III : de la formation … à la pratique professionnelle, Fortunato Israël et Marianne Lederer eds, cahiers champollion, lettres modernes minard, Paris, 2005,  p.45 à 60.

La scénarisation du sens en langue des signes et en interprétation –la langue des signes genèse et description succinctes in LE SENS EN TRADUCTION, Marianne Lederer ed., cahiers Champollion 10, lettres modernes minard, 2006,  p.277 à 284.

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Langue des signes, surdité et accès au langage, Éditions du Papyrus,   2e édition  corrigée et augmentée 2011, 224 p.

A bas la grammaire, Séro-Guillaume Philippe et Geneste Philippe, Éditions du Papyrus,   2014,  125 p.

Les sourds, le français et la langue des signes, en collaboration avec Philippe Geneste, publication du CNFEJS (Centre National de Formation des Enseignants intervenant auprès des Jeunes Sourds), Université de Savoie, 2ème édition revue et corrigée 2014, 195 p.

 


Notes

[1] Gustave, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1956-1957, 5, Les  Presses de l’Unversité Laval Québec, Presses universitaires de Lille, 1982, p. 7.

[2] Piaget, Jean, Biologie et connaissances, Delachaux  et Niestlé, 1992, (1ère édition 1967), p. 60.

[3] Jacob, André, Esquisse d’un  anthropo-logique, CNRS EDITIONS, 2011.

[4] Geneste, Philippe, Gustave Guillaume et Jean Piaget, contribution à la pensée génétique, préface d’André Jacob, Klincksieck, 1987.

[5] Le concept d’équilibration concilie deux  points de vue : celui fonctionnel des interactions entre sujet et objet ou entre schèmes et celui structuraliste, puisque ce mécanisme aboutit aux formes d’équilibre que sont les structures mentales.

[6] cité par Geneste, Philippe, Gustave Guillaume et Jean Piaget, contribution à la pensée génétique, préface d’André Jacob, Klincksieck, 1987, p.69.

[7] Teyssier, Jacques, Le système du pronom personnel allemand et ses implications morpho-syntaxiques  in Equipe de Recherche en psychomécanique, langage et psychomécanique du langage, Etudes dédiées à Roch Valin, sous la direction de A. Joly et W. H. Hirtle, Presses universitaires de Lille, Presses de l’Université de Laval, 1980, p. 173;

[8] Guillaume, Gustave, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1956-1957, 5, op. cit. p.36.

[9] Inhelder B., Garcia R., Vonèche J. (Rédacteurs), Epistémologie génétique et équilibration, Hommage à Jean Piaget, Delachaux et Niestlé, 1977, p. 14

[10] Lowe, Ronald, Les trois dialectes inuit de l’arctique canadien de l’ouest, Analyse descriptive et étude comparative, GÉTIC (Groupe d’Études Inuit et circumpolaires), Université Laval, Québec, 1991, p.217.

[11] Ibid., p. 224

[12] Ibid., p.225

[13] Inhelder B., Garcia R., Vonèche J. (Rédacteurs), Epistémologie génétique et équilibration (…), op. cit. p.14

[14] Wittwer, Jacques, Psychomécanique guillaumienne et psychologie instituée, Bordeaux, Presses de l’Université e Bordeaux, 19 ?? p. 273

[15] Ibid., p. 286

[16] Rédacteurs, Inhelder B., Garcia R., Vonèche J., Epistémologie génétique et équilibration, Hommage à Jean Piaget, Delachaux et Niestlé, 1977., p.14

[17] Annie Boone et André Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, L’Harmattan, 1996, p. 25/26.

[18] Gustave Guillaume,  Leçons de linguistique volume 4, p. 17 cité in Annie Boone et André Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, L’Harmattan, 1996, p. 26.

[19] Figuration , peinture figurative : les œuvres d’art figuratives modernes peuvent  bien évidemment s’affranchir des règles de la perspective (Jean-Michel Basquiat par exemple).

[20] https://carnets2psycho.net/dico/sens-de-realisme.html

[21] Levy-Ranvoisy, Francine, Manuel de dessin pour communiquer avec une population non alphabétisée, Éditions KARTHALA, Paris, 1987.

[22] Ibid. p. 72.Notons que les adultes non scolarisés  dessinent spontanément comme en 3D.

[23] Les locuteurs de la langue des signes ont une main qui est dite rectrice (la main gauche pour les gauchers, la main droite pour les droitiers), qui est plus active, qui produit les signes dont l’exécution ne nécessite qu’une seule main. On comprendra, donc, que le signe aurait pu être positionné à sa gauche par un gaucher.

[24] Les signes sont transcrits en caractères majuscules entre crochets, les tirets indiquent qu’il s’agit bien d’un signe unique même si plusieurs mots sont nécessaires pour le transcrire

[25] Il n’est utilisé qu’en cas de besoin. La suffisance expressive faisant loi, on signe par exemple Papa vient demain sans pointer le signe [PAPA].

[26] Si le locuteur avait voulu indiquer qu’il était en mesure de réaliser son rêve, il se serait désigné. Cette désignation de soi situant la personne dans l’espace serait à rapprocher de moi et non pas de je.

[27] Les deux signes suivants ont été commodément transcrits par [PEUT]  [SE-REALISER]. Ce ne sont ni des verbes ni des noms. Ils n’intègrent aucune marque de temps, d’aspect, de nombre ou de genre.

[28] Précisons que le pointage analysé substantive [-REV] mais n’en fait pas un nom au sens propre du terme puisque le signe n’intègre aucune marque de nombre ou de genre.

[29] Guillaume, Gustave, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1956-1957, 5, op. cit.  p. 29.

[30] Arasse, Daniel, Histoires de peinture, Folio essais, Gallimard, 2006 (cet ouvrage est paru  précédemment aux Editions Denoël accompagné d’un disque), p. 50 et 51.

[31] Ibid., p. 67 et 68.

[32] Le temps expliqué de Guillaume

[33] Gustave Guillaume, Langage et science du langage, Paris-Québec, Nizet-Presses de l’Université Laval, 1973, p. 251.