La langue des signes au défi de la science
par
Philippe Séro-Guillaume
Camille Ollier, jeune femme sourde, vient de soutenir avec succès sa thèse de doctorat en faisant appel à une ou plus exactement à deux interprètes en langue des signes.
Bien évidemment on ne peut que saluer cette réussite qui a impliqué une somme de travail énorme et une lutte constante pour obtenir un accompagnement adéquat (interprétation des cours)
Voici le premier extrait de cet article qui, à mon sens, mérite un commentaire :
« Camille Ollier n’a dénombré que 29 docteurs sourds toutes spécialités confondues. Elle aimerait désormais poursuivre son travail sur les cétacés et grands prédateurs. Elle souhaite développer la culture scientifique en LSF, vulgariser le “signaire technique” à destination des sourds et susciter de nouvelles vocations grâce à un réseau de scientifiques sourds qu’elle a contribué à fonder.
Développer la culture scientifique en LSF, vulgariser le vocabulaire technique signé impliquerait par exemple, et comme cela a été fait pour la langue bretonne :
– la création au plan national d’un groupe de travail, d’un comité scientifique auquel on confierait l’enrichissement lexical et rhétorique de la LSF (on ne s’exprime pas dans un colloque scientifique ou un cours comme dans la vie de tous les jours),
– l’élaboration de dictionnaires de spécialité bilingues français/LSF-LSF/français (On pourrait s’inspirer du dictionnaire le Fournier signé qui comporte déjà 2000 signes et le compléter),
– la production d’enregistrements signés.
Il est évident que le réseau de scientifiques de 29 docteurs sourds, toutes spécialités confondues, les étudiants et les doctorants sourds inscrits dans des spécialités très diverses ne constituent pas un groupe homogène en ce qui concerne les besoins en termes de vocabulaire technique signé et ceci expliquant cela, les modes de communication.
Le souhait tout à fait digne d’intérêt de Camille Ollier de promotion des personnes sourdes et de fait de la communauté sourde gagnerait à viser un public plus large. Développer la culture scientifique en LSF n’aura d’intérêt, d’utilité et d’efficacité réelles, que si l’on prend les choses à la racine, que si l’on vise les élèves sourds accueillis dans les établissements où la langue des signes est utilisée.
Malheureusement la fameuse loi de 1991 n’instaure pas à proprement parler le bilinguisme mais le libre choix d’une communication bilingue-LSF et français. Les lois, articles, articles du code de l’éducation et les décrets en faveur de cette communication dite bilingue, recensent les pratiques pédagogiques des enseignants et les compétences discursives que les élèves sourds doivent acquérir en LSF, compétences pertinentes quelle que soit la langue considérée. En fait ces dispositions qui ne font que décrire les pratiques qui se sont instaurées spontanément dans les classes relèvent plus d’un effet d’annonce que d’un engagement réel de l’État.
Notons au passage que la LSF, qui n’est pas une langue maternelle pour la majorité des jeunes sourds dont les parents sont entendants, est plutôt envisagée comme une béquille à l’acquisition du français. Mais la présentation contrastive LSF/français qui reste superficielle s’en tient aux différences formelles au lieu, démarche autrement plus fructueuse, de montrer qu’au-delà de ces différences formelles ce sont les mêmes mécanismes mentaux qui sont à l’œuvre. Dans le même ordre d’idée ce n’est pas au français écrit qu’il faudrait comparer la LSF mais au français parlé !
Force est de constater que depuis 33 ans (1991-2024) l’État n’a pas suscité la création et encore moins assuré la prise en charge d’un organisme national chargé de l’enrichissement de la LSF. Où sont :
-la grammaire
-les dictionnaires de spécialité : maths, histoire, géographie … etc.,
-les documents pédagogiques, les « manuels scolaires signés » et, pourquoi pas, un journal signé des enfants ?
Les enseignants sont encore obligés en 2024 de se débrouiller avec les manques lexicaux, l’absence de manuels signés… et la liste n’est pas exhaustive !
Quelques textes concernant le bilinguisme français/LSF
La loi 91-73 (titre III) article 33 du 18 janvier 1991 reconnaît la liberté de choix entre « une communication bilingue-LSF et français et une communication orale. »
- L’article L112-2-2 du Code de l’éducation « Dans l’éducation et le parcours scolaire des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue, langue des signes et langue française, et une communication en langue française est de droit. »
- L’article L312-9-1 du Code de l’éducation « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière. Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. Elle peut être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y compris ceux de la formation professionnelle. Sa diffusion dans l’administration est facilitée. »
Des textes d’application :
- Décret n° 2006-509 du 3 mai 2006 relatif à l’éducation et au parcours scolaire des jeunes sourds
- Circulaire n° 2010-068 du 28-5-2010 relatif à l’organisation des « Pôles pour l’accompagnement à la scolarisation des jeunes sourds (PASS) »
Suite à cette nouvelle législation, l’Education nationale a élaboré et mis en œuvre différents textes, voici ceux en vigueur :
- L’arrêté du 3-6-2009 « Programme de l’enseignement de la langue des signes française au lycée d’enseignement général et technologique et au lycée professionnel »
- L’arrêté du 11 juillet 2017 fixant les programmes d’enseignement de la langue des signes française à l’école primaire et au collège
- La circulaire n° 2017-011 du 3-2-2017 relative à la mise en œuvre du parcours de formation du jeune sourd (PEJS)
Enseigner et apprendre en LSF : vers une éducation bilingue, la nouvelle revue de l’AIS, édition du CNEFEI, hors-série, 150 p., juin 2005
Dans l’enseignement de la langue des signes française, la prééminence de l’activité de l’expression ou de la communication doit être rééquilibrée au profit de l’apprentissage de la lecture/visionnage et la production.
L’enseignement de la LSF doit s’ouvrir à divers types de supports : il accorde certes une place essentielle à la littérature sourde dans toute sa diversité – patrimoniale, contemporaine, littérature de jeunesse et « littérature-monde » en signes internationaux etc. Mais l’enseignement de la LSF participe aussi fortement à l’acquisition des compétences nécessaires à la compréhension des liens entre la LS-vidéo, les différents domaines artistiques (dont les images fixes et animées) et les divers types d’écrits en français.
C’est bien l’interaction des activités de lecture/visionnage, de production et d’expression qui permet la construction même du sens de l’enseignement de la LSF.
Thème « Se chercher, se construire »
Le travail grammatical et lexical s’effectue de deux manières :
- la poursuite de la découverte et l’exploitation des ressources de la langue pour dire en LSF, lire/visionner, produire en LS-vidéo et en français écrit au travers de démarches actives ;
- des moments de réflexion et d’appropriation de ce qui fait système, en insistant sur les régularités sans viser l’exhaustivité.
On privilégie les démarches suivantes :
- Procéder par observation, manipulation des signes exprimant l’action en fonction de la variation du sujet, de l’objet et du bénéficiaire, et tests de grammaticalité des énoncés.
- Se contenter des grandes classes d’unités linguistiques selon leurs paramètres manuels ou non manuels.
- Mettre en place des moments spécifiques sur le lexique avec recherches de familles de signes, inviter à des recherches étymologiques ; étudier les emprunts et leur histoire.
- Insister sur la variation dans l’expression d’un concept (en unités lexicales ou de transfert).
- Mettre l’accent sur l’utilisation diagrammatique de l’espace.
- Montrer la cohérence de production qui caractérise les grands types de discours : valeur des temps, choix de lexiques spécialisés, mise en forme des outils exprimant les relations logiques, usage de quelques figures courantes, procédant par analogie, amplification, atténuation, gradation.