Approche contrastive français/Langue des signes française : empirisme ou psychomécanique

La singularité des signifiants manuels des langues des signes fait que   les auteurs s’y intéressant apprécient souvent les   faits linguistiques en fonction de l’effet produit sur leur personne. Cet empirisme dans la méthode se double d’un subjectivisme dans le jugement, Après avoir examiné succinctement les travaux de ces impressionnistes savants, j’essayerai de montrer que la psychomécanique guillaumienne en permettant de remonter de l’effet à la cause et d’expliquer au delà de l’apparence, le processus linguistique en cause est d’une grande utilité en matière de recherche. Cette extension de la psychomécanique à une langue non vocale, démontre s’il en était besoin, la portée des vues guillaumiennes

Philippe Séro-Guillaume

Abstract. Contrastive approach to French / French Sign Language: empiricism or psychomechanics

The peculiarity of manual sign language signifiers is such that interested authors often assess the linguistic facts based on the impact they have on their own person. This methodological empiricism is coupled with judgmental subjectivity. I will briefly review the work of these ‘impressionistic’ scholars; I will then try to show that Guillaume’s psychomechanics, in allowing to go back from the effect to the cause and explain the linguistic process involved beyond appearances is very useful for research. If need be, this extension of psychomechanics to non-vocal languages demonstrates the scope of Guillaume’s views.

 

  1. La nécessité d’une étude contrastive français/langue des signes française

En France l’enseignement des sourds offre désormais très officiellement deux filières, une filière strictement oraliste et une filière dite bilingue qui associe français et langue des signes. Dans cette option la langue des signes peut être utilisée non seulement pour enseigner les matières scolaires mais aussi le français. Par ailleurs il faut savoir que les jeunes sourds peuvent être scolarisés dans des institutions spécialisées ou en inclusion, c’est à dire intégrés dans des classes ordinaires bien souvent par le truchement d’interprètes. Il est important de noter que la langue des signes ne possède pas d’écriture et que dans la filière bilingue la langue française, sous sa forme écrite, reste la langue d’étude. Ceci expliquant cela,   on comprendra aisément l’intérêt porté désormais à toute forme de travaux consacrés à l’étude contrastive français /langue des signes.   On s’accorde généralement sur le fait qu’il s’agit de bien différencier les langues en présence dans le respect des spécificités de chacune : la L.S.F. ayant une grammaire propre au même titre que la langue française. Dans le cadre, qui est celui d’une présentation contrastive français/langue des signes, l’impact des explications proposées à l’élève se voit renforcé, précisément à cause de cet effet de contraste. En outre ces explications sont déterminantes parce que c’est, dans une large mesure, par ce biais que l’enfant sourd va se construire une représentation de la langue française.

  1. Empirisme et subjectivisme: l’iconicité

2.1. l’iconicité, une logique de la perception visuelle opposable à la logique de la perception sonore

Les auteurs qui s’intéressent à la langue des signes font état d’une opposition fondamentale entre sa logique visuelle de type global ou synthétique et la logique auditive de type linéaire de la langue française et ce, dans le cadre de ce qu’ils appellent la théorie de l’iconicité dite aussi logique structurelle de l’iconicité.

Les langues « utilisant le canal audio-vocal (…) suivent la logique profondément linéaire de ce canal. Par contraste, les langues gestuelles utilisant le canal visuel-corporel , suivront les logiques de la perception visuelle . »[1]

« On définira l’iconicité comme le continuum d’un rapport entre l’appréhension pratique et perceptive d’expériences réelles et leur transposition dans un système symbolique. (…)

L’iconicité d’une langue dépend (…) des conditions de production : l’utilisation du canal visuel-gestuel qui permet la conservation des quatre dimensions de l’espace-temps, liée à l’exigence d’iconicité (…) rendent compte de la forte adéquation iconique entre les langues des signes et l’expérience.« [2]

«L’étude contrastive du français et de la LSF souligne que la langue des signes présente en général les entités et éléments par ordre d’apparition dans le champ visuel[3]. Ainsi la séquence {SOURIS} {CHAT} {ATTRAPE}, signée avec un mouvement adéquat pour {ATTRAPE}, signifie « le chat attrape la souris[4]

On dit de la langue des signes « c’est une langue qui utilise l’espace de manière pertinente, qui est basée sur une très forte sémantisation multilinéaire du corps, c’est à dire qu’il n’y a pas que les gestes effectués avec les mains qui font sens, mais aussi la direction du regard, les expressions du visage, les mouvements du corps (…)  »[5]

Cette iconicité censée singulariser la langue des signes se subdivise en petite et grande l’iconicité[6].

 

2.2. la petite et la grande iconicité

La petite iconicité veut rendre compte de la motivation de ce j’ai décidé d’appeler les orthosignes c’est à dire les signes manuels standard institués et répertoriés. Elle est qualifiée de petite parce que ces orthosignes malgré leur motivation sont utilisés sans aucune visé illustrative[7]. La grande iconicité caractérise l’activité discursive. Elle est qualifiée de grande parce qu’elle rend compte au travers des discours, de traces structurales d’une visée illustrative de l’expérience sensible[8]. Elle est censée rendre compte de ce que la langue des signes devrait ses caractéristiques au fait que pour ses locuteurs sourds le rapport au monde passerait essentiellement par la perception visuelle. Les auteurs, d’une méthode d’enseignement du français aux jeunes sourds indiquent :

«L’étude contrastive du français et de la LSF souligne que la langue des signes présente en général les entités et éléments par ordre d’apparition dans le champ visuel[9]. Ainsi la séquence {SOURIS} {CHAT} {ATTRAPE}, signée avec un mouvement adéquat pour {ATTRAPE}, signifie « le chat attrape la souris[10]

 

2.3. l’utilisation de l’espace et l’importance de la gestualité coverbale en langue des signes

Par ailleurs l’utilisation de l’espace et l’importance de la gestualité coverbale sont soulignées. On dit de la langue des signes « c’est une langue qui utilise l’espace de manière pertinente, qui est basée sur une très forte sémantisation multilinéaire du corps, c’est à dire qu’il n’y a pas que les gestes effectués avec les mains qui font sens, mais aussi la direction du regard, les expressions du visage, les mouvements du corps (…)  »[11]

 

2.4. Une différenciation cognitive à l’origine des catégories grammaticales du verbe et du nom

Et enfin l’iconicité situe l’origine des catégories grammaticales dans le réel

« L’observation des créations de signes chez les sourds isolés fait même postuler une différenciation cognitive dans laquelle s’origineraient des noms –du référentiellement stable , repérés par leur saillances perceptives – et des verbes –des types de discontinuités prégnantes récurrentes dans l’expérience dont certaines ont été capitales dans le processus d’hominisation. Je renvoie aux travaux de René Thom (1972, 1980) (…) »[12].

 

  1. Critique de l’iconicité

3.1. la motivation du signe de la langue des signes est constitutive

La petite iconicité, motivation des orthosignes, est effectivement constitutive puisque ces derniers sont des signifiants de caractère imitatif. L’orthosigne qui ne comporte aucune des désinences qui caractérisent le mot de l’aire tierce procède toujours de l’imitation soit directe, imitation proprement dite ou indirecte, jeu symbolique.

Dans le premier cas, c’est un trait caractéristique du référent ou de l’interaction avec ce référent, la manière d’utiliser un objet par exemple qui est retenu et stylisé. Le lecteur n’aura aucun mal à imaginer quelles sont les motivations des signifiants tels que [AUTOMOBILE], [BALAI], [BOL], ou [SCIE]. S’agissant d’animaux même très vaguement anthropomorphes, le corps constitue en quelque sorte un mannequin sur lequel on accroche un attribut caractéristique. Pour l’orthosigne [VACHE] les mains en forme de corne se portent sur le front, pour [CANARD] c’est la main en forme de bec de canard (comme le geste qui « dit » « tais-toi ») qui est placée au niveau de la bouche.

Dans le second cas l’orthosigne procède de la métaphore. Il est toujours imitatif mais sa relation avec le signifié est médiate. Par exemple, comprendre [13]c’est comme prendre quelque chose et se le mettre dans la tête, décider c’est comme trancher. C’est à partir de l’imitation de l’action prendre quelque chose et se le mettre dans la tête ou trancher, que le signifiant est élaboré. Cette symbolisation gestuelle transpose spontanément les métaphores instituées en représentations culturelles.

 

3.2. La non arbitrarité n’est pas réservée au seul signe des langues des signes

Dans des conditions ordinaires de communication le signeur pas plus que son homologue locuteur du français n’a conscience de la motivation des unités de discours qu’il utilise. L’utilisation par exemple, du signe COMPRENDRE (trois doigts pouce, index et majeur qui saisissent quelque chose et le portent au front ) n’implique pas la prise de conscience de la métaphore qu’il illustre. La motivation du signe de la langue des signes n’est pas une spécificité imputable à la prééminence visuelle mais constitue un fait humain. Comme l’indique Bernard Pottier :

«Ce qui serait invraisemblable ce serait que le signe fût arbitraire . Ce serait donner le hasard comme explication de tout ce qu’on ne saurait rendre compte. Maurice Toussaint a raison de chercher les traces de non-arbitrarité du signe (…). L’hypothèse la plus cohérente serait que, à l’origine, les signes savaient leur propre motivation (même si nous sommes bien mal armés pour en rendre compte), et que peu à peu, (…) cette motivation s’est perdue[14]

 

3.3. Une séquentialité à motivation sémantique dont la langue des signes n’est pas la source mais le vecteur fidèle

 S’agissant de la grande iconicité, lorsque l’on oppose, pour bien dissocier les deux langues, le modèle français le chat attrape la souris au modèle signé [souris] [chat] [attrape] on donne à penser qu’à partir d’un même événement, la capture de la souris par le chat, on ne peut en français que parler du chat dont on dit qu’il a attrapé une souris et en langue des signes on ne peut que parler de la souris dont on dit que le chat l’a attrapée ! On impose un choix univoque et différent selon la langue considérée!  On ne fait pas de grammaire ! On imagine mal que l’on ne puisse pas en langue des signes parler de son chat pour en dire qu’il attrape des souris.

La prédication, en dernière instance et ce, bien évidemment quelle que soit la langue considérée, repose sur une opération fondatrice, commune à tous les êtres humains, qui consiste essentiellement en la détermination par le locuteur de supports (ce sur quoi il centre son intérêt, ce dont il parle) et d’apports (ce qu’il en dit).à partir de cet événement qui comporte deux entités, le chat et la souris, et un comportement, la capture, plusieurs visées de discours sont possibles. Le locuteur peut choisir comme, base de vision, vision mentale bien évidemment, n’importe lequel de ces trois éléments. Pour s’en convaincre il suffit de songer aux possibilités qu’offre l’économie du discours oral : le chat a attrapé la souris ou la souris a été… mais aussi le chat, la souris, il … ou la souris, le chat, il … . Par le biais d’un procédé très usuel, la double topicalisation, le chat, la souris, il ….ou la souris, le chat,il l’a …. on retrouve la séquentialité entié1 entité2 comportement qui est censée caractériser la seule langue des signes. La séquentialité entité1, entité 2, puis comportement est une séquentialité à motivation sémantique en ce sens qu’elle satisfait à une exigence conceptuelle à savoir que si une entité peut avoir une existence autonome un comportement suppose au moins une entité. L’ordre de cheminement chrono-logique de la langue des signes satisfait à cette exigence conceptuelle mais elle n’en est pas la source puisque cette séquentialité est avérée en français.

Manifestement une étude contrastive devrait comparer ce qui est comparable à savoir français authentiquement parlé et langue des signes. Cet exemple montre que trop souvent, c’est la séquentialité, l’ordre d’apparition des mots et des signes, qui tient lieu de grammaire constrastive. Or, nous l’avons montré, ce sont là des considérations oiseuses.

 

3.4. La gestualité co-verbale est inhérente à toute communication humaine authentique

En outre les linguistes qui, jusqu’à présent se sont intéressés à la langue des signes ont mené des études constrastives en ne considérant que   la langue écrite, occultent le fait qu’une communication authentique chez   les entendants, ne parlons même pas ici des prestations des artistes comiques, voire des mimes, comporte une dimension corporelle indéniable qui ne peut absolument pas être tenue pour quantité négligeable. Même le grand public s’intéresse à cet aspect de la communication. En témoigne le nombre important d’ouvrages consacrés au langage du corps et à tout ce qu’il révèle. La gestualité co-verbale n’est pas réservée aux seuls signeurs. Par ailleurs, une communication authentique en langue des signes comporte non seulement des signes manuels mais, aussi, des labièmes, items dérivés du français, articulés de façon hypertonique et destinés à être lus sur les lèvres. Or cette composante de la langue des signes est oubliée des spécialistes. Eu égard à la place qui nous est impartie cet aspect ne sera pas développé.

 

3.5. les catégories grammaticales du nom et du verbe ne sont pas universelles

Postuler à partir de l’observation de la création des signes manuels une différenciation cognitive à l’origine des formes grammaticales, nom et verbe qui caractérisent les langues de l’aire tierce procède d’une intention louable : valoriser l’objet de recherche tout en favorisant la reconnaissance de la langue des signes par les institutions officielles notamment le ministère de l’Éducation Nationale. Et voila la langue des signes et le français qui sont deux systématiques radicalement différentes, invitées à se retrouver sur l’universalité des catégories grammaticales… du français langue nationale. Qu’en serait-il si cette dernière était le chinois ? Quid, alors, de l’opposition verbo-nominale ?

Au fond, les faits importent moins que l’affirmation du statut de langue officielle de la langue des signes au prix d’un placage artificiel des catégories grammaticales. La visée théorique est délaissée au profit d’une affirmation d’ordre idéologique ou sociale, qui signifie au fond : prenez en considération la langue des signes car elle est une vraie langue puisqu’elle possède les mêmes catégories grammaticales que le français . Le côté savant de la formulation ne doit pas cacher la trivialité du propos. Il y a trivialité quand on dit que les sourds sont des visuels et qu’à partir de là on satisfait à la doxa grammaticale scolaire à savoir que les noms disent les choses ou autrement formulé, « les noms permettent de localiser les êtres ou les choses dans l’étendue, de les distinguer les uns des autres, bref, de les identifier »[15] et que « le verbe dit l’action »[16]. Si on adopte le point de vue de l’iconicité, quelles sont les « saillances » perceptives, les « récurrences » qui pourraient rendre compte de la possibilité d’évoquer un même objet de pensée en employant un nom ou un verbe, par exemple course et courir  ou de la dématérialisation des verbes être et avoir dans la conjugaison française.

Les tenants de l’iconicité s’inscrivent dans la tradition empiriste, qui comme l’indique Piaget, « «considère la connaissance comme une sorte de copie du réel, l’intelligence étant alors censée tirer ses origines de la perception seule. »[17].

Ils   se focalisent sur le déficit sensoriel du sourd pour en faire une ‘paire d’yeux’ opposable à la ‘paire d’oreilles’ constitutive de l’entendant. Ils oublient que l’un comme l’autre ont des mains et un cerveau. S’agissant de la langue comme de la perception, Il n’y a pas plus de logique visuelle que de logique auditive, parce que la perception n’est pas un simple enregistrement des données du monde extérieur. Elle met en œuvre des constructions représentatives élaborées par le sujet à partir de son interaction avec le monde. Parler de langue visuelle n’est qu’une facilité de langage triviale pour traduire le fait que la langue des signes se perçoit visuellement mais inexacte au plan scientifique. Pour conclure, ces auteurs s’en tiennent à la surface des choses. Ils ignorent totalement la psychomécanique, nécessairement déliée de la perception, qui sous-tend l’activité langagière. La langue des signes ne déroge pas à cette réalité du langage, elle n’est pas que sémiologie manuelle/visuelle, elle est une construction en pensée

 

  1. La langue des signes est une langue de l’aire prime

4.1. Un rêve peut se réaliser

Un procédé discursif extrait d’un énoncé signé pris sur le vif nous éclairer. La catégorie du nom n’existe pas à proprement parler en langue des signes mais on peut y observer un procédé discursif qui illustre le mécanisme qui préside à la construction du nom, un mécanisme universel de spatialisation, d’où la portée de cette observation.

J’ai choisi délibérément un extrait qui n’explicite ni souris ni chat ni aucune entité. Un sourd, se voyant reprocher son manque de réalisme, déclare qu’un rêve peut se réaliser. Voici comment il procède.

En premier lieu il exécute de la main droite[18] le signe qui signifie au sens propre je rêve. La main dont la configuration est celle de la lettre r (le r de rêver) portée au front du côté droit s’en éloigne lentement, ‘rêveusement’ serait-on tenté de dire.  Puis il réitère le signe, toujours de la main droite, et cette fois ci, avec l’index de sa main gauche, il désigne sa main droite. Puis il effectue deux signes le premier pour signifier possibilité, et le second, pour signifier réussite. Soit en rappel[19] :

Je rêve

[JE-RÊVE] ……. . ,

Le rêve

[JE-RÊVE] [ <—–●               puis        [PEUT] et [RÉUSSIR]

 

4.2. la phrase/signe de la langue des signes

Les signes de la langue des signes issus des images mentales impliquent toutes les dimensions inhérentes à ces dernières. C’est pourquoi leur caractère statique induit par leur présentation dans le cadre de dictionnaires, n’est qu’apparent. Ils constituent un embryon d’événement qui ne demande qu’à à se déployer en discours. Les dictionnaires de langue des signes ne proposent aucun signe correspondant au nom-substantif rêve. Ils présentent à tort ce signe comme   correspondant à l’infinitif rêver alors qu’il représente un événement dans son entier non seulement un comportement mais aussi l’auteur de ce comportement. La phrase/signe [JE-RÊVE] est la seule représentation linguistique offerte par la langue des signes. Il n’existe pas de pronom personnel autonome correspondant au Je français. Qu’il soit question de la première, de la seconde ou de la troisième personne du singulier ou du pluriel, le signe est toujours le même. Sans indication particulière il vaut pour je rêve. Que l’action soit située dans le passé, le présent ou le futur ne modifie en rien le signe qui n’incorpore aucune marque de temps. Il s’agit d’une phrase/signe qui présente un schéma actanciel comportant une entité et un comportement. Notons au passage que c’est parce que le signe de la LSF peut le cas échéant occuper toute la place qui revient à la phrase des langues de l’aire tierce que la part de la syntaxe est autrement moins importante en LSF qu’en français. On peut ici opposer la pluralité interne de la phrase/signe à la pluralité externe de la phrase de mots.

 

4.3. Le pointage modifie le régime d’incidence du signe

On voit bien ici avec l’occurrence conjointe de [JE-RÊVE] et du déictique, l’index de la main gauche, que le signeur met en exergue un élément de la phrase/signe, le comportement. Alors que le comportement rêver et l’entité étaient indissociés dans le signe [JE-RÊVE], le déictique (l’index de la main gauche) qui pointe la main droite vient instaurer le comportement en support de signification, vient modifier le régime d’incidence du signe. Ce dernier désormais incident à lui-même, donne au sens propre du terme, matière et lieu, un rêve, à l’apport de signification : … peut se réaliser[20].

 

4.4. Le déictique matérialise le prélèvement dans l’espace

Ajoutons que donner matière et lieu dans le cas de figure qui nous intéresse c’est à proprement parler poser dans l’espace: en termes guillaumiens : le nom se conclut à l’espace. Cette localisation spatiale nous fait comprendre la nature profonde du nom qui est de constituer un objet, -au sens propre du terme ce qui est placé devant- de pensée. Avec ce procédé discursif spatial, un prélèvement dans l’espace dirait Gustave Guillaume, le discours signé présente, analytiquement, la matière puis le support de signification de ce qui est constitutif de la catégorie du substantif[21].   Soulignons que ce pointage, procédé discursif, n’est pas un fait de langue. Il n’est utilisé qu’en cas de besoin. La suffisance expressive faisant loi je peux signer Papa vient demain sans pointer le signe [PAPA]. La langue des signes n’est donc pas plus spatiale que les langues vocales que le français en l’occurrence, mais le signeur fabriquant le nom en discours,   rend visible, exhibe, ex-plique ce qui reste im-pliqué dans le nom-substantif du français. Il ex-plique ce que tout locuteur français sait intuitivement. La matière saisie par la forme du nom devient objet de pensée et support de signification potentiel. C’est cela qu’il faudrait faire « toucher du doigt » au jeune sourd.

 

4.5. langue des signes est une langue de l’aire prime

La richesse de la langue des signes ne réside certainement pas dans les catégories grammaticales que certains, présupposent en elle, qu’il s’agisse d’auteurs français, européens ou nord-américains[22]. Elle ne réside pas plus dans l’iconicité. On le voit avec cet exemple bien plus que son caractère « visuel » c’est le fait que la langue des signes est une langue de l’aire prime qui explique la séquentialité constatée et les procédés discursifs mis en oeuvre ; en premier lieu une phrase/signe, puis un prélèvement de matière/constitution de support de signification et enfin un apport de signification. Il n’est pas inutile de revenir sur le fait qu’en langue des signes c’est un procédé discursif tardif qui est à l’oeuvre alors que les catégories grammaticales anticipent, en les inscrivant dans les formes linguistiques, les mouvements de pensée du locuteur. S’il s’agit de signifier que telle ou telle chose est considérée en soi c’est le substantif qui apparaît  et il peut apparaître en premier lieu : Un rêve …. Le fait qu’il faille d’abord poser la matière pour pouvoir, dans un deuxième temps, pointer le support de signification explique qu’il est impossible, en langue des signes, de commencer idiomatiquement un énoncé comme en français par Le rêve. Pas plus que l’interprétation entre langues orales, l’interprétation de français en langue des signes ou de langues des signes en français ne peut procéder par transcodage

 

4.6. La psychomécanique vaut pour la langue des signes qui lui offre en retour un champ d’observation privilégié  

La langue des signes est comme toute langue, un univers propre de représentation. C’est pourquoi il faut la décrire dans sa réalité singulière. Seule la théorie guillaumienne permet d’identifier le même mécanisme de pensée sous les apparences aussi éloignées que le nom substantif du français et le quasi-substantif du discours signé, le signe manuel assorti d’un déictique. La psychomécanique reconnait « ce qu’il y a sous les apparences linguistiques et de quel mécanisme –celui de l’entendement humain- elles sont le miroir (…) ».[23] Elle rend pleinement justice au discours signé en mettant en évidence qu’il est à même de résoudre un problème fondamental à savoir, signifier l’incidence du signe, et ce, avec l’originalité inhérente à ses signifiants manuels. En retour, le discours signé offre incontestablement un champ d’observation privilégié du développement du langage humain.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Toussaint, Maurice, Contre l’arbitraire du signe, Paris, Didier,1983.

 

Notes :

[1] Agnès Millet 2004, p. 2.

[2] Christian Cuxac, 1987, p. 18.

[3] souligné par moi

[4] Teutsch, Philippe, Cruaud, Nathalie et Tchounikine,| 2002, p. 138.

[5] Christian Cuxac, 2004, p.2.

[6] Le lecteur intéressé pourra consulter la Référence électronique suivante : Marie-Anne Sallandre, « Va et vient de l’iconicité en langue des signes française », Acquisition et interaction en langue étrangère [En ligne], 15 | 2001, mis en ligne le 09 novembre 2010. URL : http://aile.revues.org/1405

[7] ibid.,

[8] ibid.

[9] souligné par moi

[10] Teutsch, Philippe, Cruaud, Nathalie et Tchounikine,| 2002, p. 138.

[11] Christian Cuxac, 2004, p.2.

[12]Christian Cuxac, 1997, p 158.

[13] j’utilise ici un verbe à l’infinitif pour la commodité de l’exposé; Nous verrons un peu plus loin que le signe manuel n’équivaut surtout pas à un verbe à l’infinitif.

[14] Pottier, Bernard, 1987, p.42

[15] Bergougnioux, Pierre, 2002, p.7.

[16] Agnès Rosenstiehl et Pierre Gay, 2010, p. 67.

[17] Jean Piaget et Bärbel Inhelder,1966, p.26.

[18] Les locuteurs de la langue des signes ont une main qui est dite rectrice (la main gauche pour les gauchers, la main droite pour les droitiers), qui est plus active, qui produit les signes dont l’exécution ne nécessite qu’une seule main. On comprendra, donc, que le signe aurait pu être positionné à sa gauche par un gaucher.

[19] Les signes sont transcrits en caractères majuscules entre crochets, les tirets indiquent qu’il s’agit bien d’un signe unique même si plusieurs mots sont nécessaires pour le transcrire

[20] Les deux signes suivants ont été commodément transcrits par [PEUT] [RÉUSSIR]. Ce ne sont ni des verbes ni des noms. Ils n’intègrent aucune marque de temps, d’aspect, de nombre ou de genre.

[21] Précisons que le pointage analysé substantive [-REV] mais n’en fait pas un nom au sens propre du terme puisque le signe n’intègre aucune marque de nombre ou de genre.

[22] Par exemple dans Daigle, Daniel & Parisot Anne, 2006.

[23] Guillaume,Gustave,,1973, p. 28.