Coverbalité et cogestualité dans la langue des signes. Deuxième partie de l’entretien avec Philippe Séro-Guillaume*

S’agissant de la langue des signes la dimension anthropologique de l’œuvre de Philippe Séro-Guillaume se lit dans la mise en perspective sans solution de continuité des divers états de la gestualité humaine : des conduites enfantines d’imitation différée et de jeu symbolique à la gestualité coverbale de l’adulte entendant et enfin à la langue des signes. Son travail met à jour prise en charge corporelle du discours signé. Cette prise en charge ne se manifeste pas seulement par le mime et la mimique, mais aussi par l’activité buccale. Nous avons vu que celle-ci regroupe différents types de labialisation dont l’articulation sympathique et les labièmes. L’entretien désormais se prolonge interrogeant la part inhérente des labièmes à la langue des signes.

*Retour sur le livre de Philippe Séro-Guillaume, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition revue et augmentée, Chambéry, CNFEDS – Université Savoir Mont Blanc, 2020, 302 p. + carnet pratique d’analyse componentielle des signes manuels assortie d’une transcription 11 p. Le premier entretien avait pour titre « La place du labième dans la langue des signes »

 

 

PHILIPPE : Avant de poursuivre sur l’analyse du labième, comment expliquer l’absence chez les chercheurs produisant des analyses de la langue des signes de toute référence au labième ?

 

PHILIPPE : Tu as raison, c’est l’omerta en ce qui concerne les labièmes. Je tiens à préciser que la labialisation de mots français est observable même chez des locuteurs sourds étrangers ainsi que j’ai pu l’observer chez des Polonais, des Yougoslaves, des Tchèques ou des Libanais qui ont appris la LSF par immersion dans la communauté sourde française sans avoir par ailleurs suivi des cours de français. Cette articulation doit être considérée comme une composante idiomatique de la LSF puisqu’elle est transmise par des sourds à des sourds. Aucune publication universitaire ou de vulgarisation n’en fait mention. Je pense aux auteurs américains William Stokoe et Oliver Sacks, les plus diffusés en France au début de l’intérêt porté à la Langue des signes et à leurs suiveurs français Bernard Mottez et Christian Cuxac. Tous ces auteurs partagent une sorte de fascination pour la langue des signes, fascination qui fait écrire à Oliver Sacks :

« Qu’est ce qui fait du signeur de trois ans ou de tout signeur, un véritable génie des signes ? (…) L’expérience “normale” du langage articulé (…) inciterait à penser qu’une telle virtuosité spatiale est impossible. Et il se peut même qu’elle soit interdite au cerveau “normal” c’est-à-dire au cerveau de celui qui n’a pas été exposé précocement aux signes.  (…) Si doués soient-ils, ceux qui apprennent les signes (…) après l’âge de cinq ans ne maîtriseront jamais toutes les subtilités et tous les raffinements de cette langue, ni ne parviendront à ”voir“ certaines de ses complexités grammaticales. »[1]

On comprendra aisément que, subjugué par la virtuosité des signeurs, l’auteur ne perçoit pas l’existence des labièmes. Ceci dit les affirmations d’Oliver Sacks appellent plusieurs remarques.

En tant que français, je pourrais comme le fait Oliver Sacks à propos de l’enfant sourd et de la langue des signes, m’étonner de la capacité du petit Chinois à discriminer des phonèmes aussi difficiles à saisir que ceux de la langue chinoise qui m’est totalement inconnue. Les capacités de discrimination linguistiques renvoient à la connaissance de la langue des signes tout simplement et ne nécessitent aucune capacité particulière, si ce n’est la maîtrise de la langue des signes.

La langue des signes se révèle difficile à apprendre pour bon nombre d’adultes entendants, tout simplement parce qu’il est difficile à un adulte d’apprendre sur le tard une langue étrangère. Par ailleurs on peut noter que l’affirmation que cette langue doit être apprise avant l’âge de cinq ans pour pouvoir être totalement maîtrisée pose plus de questions qu’elle ne contribue à mettre en valeur la langue des signes.

Les personnes sourdes, qui ont été scolarisées avant l’évolution qui préconise désormais l’utilisation de la langue des signes dès l’éducation précoce, constituent l’immense majorité des locuteurs sourds de la langue des signes. Dans leur immense majorité, plus de 90%, ils ont eu des parents entendants qui ne pratiquaient pas la langue des signes, ils n’ont, sauf exception, appris cette langue que largement après l’âge de cinq ans. Si l’on s’en tient à la limite fixée par Oliver Sacks, plus de 90% des adultes sourds ne seraient pas à même de maîtriser toutes les finesses de leur propre langue. Heureusement on peut imaginer que la plasticité dont font preuve les enfants leur permet de l’acquérir après cinq ans et de la maîtriser. On pourrait se demander si cette entrée tardive dans un mode de communication proprement linguistique n’a pas des répercussions sur la rhétorique qu’on observe en langue des signes sans que cela soit imputable à sa composante gestuelle. Il faut aussi prendre en compte le fait qu’à l’âge de cinq ans les jeunes sourds ne maîtrisent aucune langue et que le français est la seule langue à laquelle ils sont exposés. Famille entendante et orthophonie à haute dose ne peuvent pas ne pas avoir d’incidence sur la construction de la langue des signes chez l’enfant sourd.

Venue des Etats-Unis et relayée en France, la doxa en matière de langue des signes s’est imposée. Les cours de langue des signes, s’ils soulignent l’importance de l’articulation sympathique, n’évoquent jamais les labièmes. Il s’en suit que comme les universitaires, les entendants qui apprennent la LSF rechignent à articuler les labièmes. Il me semble que pour la plus grande partie d’entre eux la « vraie LSF », la « LSF pure » ne peut être que manuelle, elle s’abâtardirait au contact des entendants. Qui plus est, articuler par exemple des items tels que « critique vrai parle dur » –items relevés dans le discours signé d’une militante sourde au Symposium européen des interprètes pour déficients auditifs 1987 France– est ressenti probablement comme pouvant donner une image peu valorisante voire enfantine du signeur et de la LSF. Même s’il suffit de prendre en compte les signes manuels pour s’apercevoir que le message « Je les critique, il est vrai que je parle durement » n’a rien d’enfantin !

Une autre raison de cette omerta serait que, comme j’ai pu le constater à maintes reprises, les entendants qui apprennent la langue des signes ont en général beaucoup de difficultés à lire sur les lèvres. Très souvent ils déclarent que la labialisation les gêne, les empêchent de se concentrer sur le décodage des signes. En fait lorsque l’on communique fluidement en langue des signes, c’est sur le visage de son interlocuteur que l’on fixe son attention. La perception des signes manuels est périphérique. Cette attention portée au visage de son interlocuteur est essentielle pour déchiffrer son expression faciale, mais aussi ce que l’on ne mentionne jamais : ses labièmes. Cette composante de la langue des signes, n’étant pas mentionnée par les travaux universitaires, ne fait pas partie du programme des cours de Langue des signes. Ceci expliquant cela, il est amusant de constater que les labièmes, items dérivés du français, sont plus difficiles à assimiler par les entendants que les signes manuels.

 

PHILIPPE : Je m’interroge, à partir de la lecture de ton livre, sur la part de la signification véhiculée par le labième. Est-ce que les labièmes possèdent une fonction de transmission de sens ? Il ne me semble pas… Mais alors, la fonction serait-elle de faciliter la production du discours signé pour la personne qui signe ? Ou bien, la fonction serait-elle de parfaire l’adaptation du discours signé à l’interlocuteur ou à interlocutrice ? Mais peut-être faut-il préciser ce que couvre l’association labième/orthosigne, puisque le labième ne prend sens qu’en relation avec les autres composantes du système de la langue des signes ?

 

PHILIPPE : Il me semble – hypothèse à travailler – que l’association labième/orthosigne peut s’analyser dans les termes de la psycho-mécanique de Gustave Guillaume. Pour ce dernier le mot des langues telles que le français est construit à partir de deux opérations mentales concomitantes : l’opération de discernement particularisant qui fournit la notion de base, la matière notionnelle du mot et l’opération d’entendement généralisant qui lui donne sa forme grammaticale (nom, verbe, adjectif …)

Dans l’exemple « critique vrai parle dur », le labième, critique, se forme en dépouillant le mot français de toute marque grammaticale et en n’en conservant que la notion de base, la matière notionnelle. Ce labième est associé à un signe manuel qui signifie dans ce discours je les critique. Ce signe unique ne peut être transcrit en français que par une phrase qui comporte en l’occurrence trois éléments distincts et identifiables en tant que tels hors contexte : un pronom personnel singulier sujet de la phrase, un second pronom personnel pluriel complément d’objet direct et enfin le verbe. A contrario il est impossible d’attribuer une existence distincte à chacun des trois éléments formateurs du signe (forme de la main, orientation du bras et mouvement). C’est leur co-occurrence qui rend compte de la notion de base et du schéma actanciel agent/patient. Nous sommes en présence d’une holophrase, un mot-phrase ou une phrase-mot peu importe.

 

PHILIPPE : Si j’ai bien compris, le signe manuel comprendrait et le discernement et l’entendement indistinctement liés (phrase-mot ou mot-phrase). Le labième, articulé simultanément à l’exécution du signe manuel, aurait, lui, pour fonction, de renforcer la part du discernement compris comme contenu du propos tenu par le signe manuel. Est-ce qu’on pourrait dire que le labième a une fonction de soulignement de la représentation construite et portée par le signe manuel ?

 

PHILIPPE : Oui sans doute cette question mériterait une étude approfondie s’agissant du rapport qu’entretiennent labièmes et signes manuels. À première vue il me semble que l’on pourrait commencer par distinguer les cas de figure suivants de couplage labième/signe manuel :

– couplages sémantiques :

Labième et orthosigne ont exactement le même contenu notionnel. Par exemple le labième Papa associé à l’orthosigne [PAPA]

Labième et orthosigne se complètent

En cas de besoin lorsqu’il n’y a pas de signes pour telle ou telle notion par exemple « urgences (services des) », « mutuelle (société d’assurances maladie) », le locuteur de la LSF peut procéder comme suit. Pour dire « services des urgences », il va labialiser spontanément, les mots français SERVICE URGENCE et, dans le même temps, produire les orthosignes [SERVICE][VITESSE]. L’orthosigne [VITESSE], supérieur en extension, actualise un des sèmes qui forment le signifié du mot français « urgence », c’est en cela qu’il facilite le décodage du labième. Dans le même ordre d’idée c’est l’orthosigne [MALADE] qui est associé au labième MUTUELLE. Il faut noter que si l’on demande hors contexte à un locuteur de la LSF quelles sont les significations respectives des orthosignes [VITESSE] et [MALADE] jamais il ne donnera spontanément « urgence » et « mutuelle ». Dans certains cas, l’orthosigne ne véhicule pas à lui seul la signification. Dans ces cas de figure, la symbiose avec le français contrarie en quelque sorte la création d’un orthosigne. Dans cette catégorie on devrait sans doute mentionner le cas des noms propres : le labième articule le nom tandis que le signe manuel donne une caractéristique physique, par exemple Monique associé au signe [PENDENTIF]. L’orthosigne facilite la compréhension en précisant le champ notionnel : la  maladie pour mutuelle ou une caractéristique physique pour Monique.

Le labième exprime une partie du contenu notionnel du signe (Critique et [JE-LES -CRITIQUE]

Couplage approximatif du labième et de l’orthosigne :

Pour ce couplage le locuteur choisit un orthosigne qui est ordinairement associé à un homonyme. On peut aboutir à des couplages qui font bondir les tenants de l’iconicité de la LSF. Voici quelques exemples relevés dans des discours signés que j’ai eu à interpréter.

En région parisienne[2],j’avais observé à maintes reprises, associé au labième FRAIS dans le sens de « dépenses », l’orthosigne [FRAIS] dans le sens de légèrement froid. Chez certains sourds, associé au labième PRIVÉ dans le sens de « personnel », l’orthosigne [PRIVÉ] dans le sens de « empêché de jouir de ». « Tomber malade » signé littéralement [CHUTER] [MALADE]. Notons que ces couplages n’introduisent aucune confusion sémantique chez les signeurs sourds. Néanmoins sous la pression des interprètes et des militants du bilinguisme ils cèdent la place à des couplages jugés plus orthodoxes : par exemple associé au labième FRAIS dans le sens de « dépenses » l’orthosigne [DEPENSE]. Cependant la pratique du couplage approximatif reste encore vivace dans le discours signé des sourds. Tout récemment le “Pap” de Pap Ndiaye signé PAPE (Chef de l’église catholique) par les interprètes officiels sur nos antennes de TV ne soulève aucune critique… ?

De manière générale l’association du labième et du signe manuel est liée au fait que le français est la première langue à laquelle est exposée la majorité des jeunes sourds. De plus il est beaucoup plus économique et plus rapide d’associer labième et signe manuel que d’épeler/déchiffrer le mot français puis d’effectuer/comprendre le signe manuel : c’est la loi du moindre effort à l’œuvre en langue des signes comme dans toute langue.

Entretien réalisé durant l’année 2022.

[1] Sacks Oliver Des yeux pour entendre, Seuil, 1990 ? p.127 et 128.

[2]           Ces couplages peuvent varier d’une région à l’autre voire même voir même dans la même région d’une école à l’autre. Ce qui fait que les anciens élèves de telle ou telle école n’associent pas nécessairement le même signe à un même mot.