La Représentation du monde chez l’enfant

En 1926, les éditions Alcan publient de Jean Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant. La réédition du livre est l’occasion de revenir sur le cheminement et la pertinence de la pensée du chercheur suisse.

 La Représentation du monde chez l’enfant[1], qui paraît après Le langage et la pensée chez l’enfant (1924) et Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant (1924), a ouvert à Piaget les portes de la reconnaissance internationale. Méthodologiquement, Piaget s’interroge. Jusque-là il s’appuyait sur le langage pour mener les expériences et constituer ses protocoles d’expérimentation. Mais il est insatisfait, nous y reviendront. Donc, avec cet ouvrage, il va va poser quelques clés de ce qu’il nomme la méthode clinique, une méthode appuyée sur les actions et évitant le travers du langage.

Ouvrage ancien, donc, mais dont la précision, le volume des observations et la rigueur de leur exploitation, en font un incontournable pour qui veut comprendre la pensée enfantine. De plus, et on l’a insuffisamment souligné, c’est un livre où on mesure la dimension anthropologique du constructivisme piagétien appuyée sur la psychologie génétique et la recherche logique sous-jacente. Enfin, ce livre a influencé nombre d’éducateurs, de Freinet aux pédagogues se revendiquant de Cousinet, Devroly, jusqu’aux pédagogies libertaires et socialistes qui, durant la décennie des années mille-neuf-cent-vingt fleurissaient en Europe (Espagne, France, Allemagne), en Union Soviétique, aux États-Unis d’Amérique…

Dans La Représentation du monde chez l’enfant, Piaget ne cherche pas à dégager la logique de la pensée enfantine. Il s’intéresse au contenu de la pensée, c’est-à-dire au « système de croyances intimes » de l’enfant. Piaget cherche à comprendre la genèse des conceptions du monde réel chez l’enfant (de trois à dix ans) et il se pose le problème que tout éducateur, tout formateur, tout enseignant, tout parent ont pu rencontrer : qu’est-ce que la réalité pour l’enfant ? Comme l’enfant explique-t-il les phénomènes qui l’entourent ?

La pensée enfantine agit à l’insu des jeunes sujets. La questionner nécessite une approche fondée sur les seuls propos verbaux des enfants ne peut suffire et peut être souvent trompeur. C’est pourquoi, la méthode des tests pratiquée avant 1926, comme la méthode de l’observation pure doivent être dépassées car elle s’avèrent impuissantes à permettre le dévoilement du contenu de la pensée. Pour cela, Piaget met au point et utilise la méthode clinique : on écoute l’enfant et en même temps on élabore des hypothèses de travail pour diriger l’entretien, hypothèse qu’on vérifie… Cette méthode, que le chercheur n’aura de cesse de perfectionner, préside à l’investigation piagétienne des grandes catégories de la pensée : la causalité, le temps, l’espace, le mouvement etc. Tout au long de l’ouvrage Piaget s’interroge sur sa démarche, analyse la méthode suivie, développe un discours critique qui rend vivante la lecture et dynamique le suivi de la recherche. Mettant en place la pratique de la méthode clinique, La Représentation du monde chez l’enfant permet de suivre les préoccupations piagétiennes de psychologie génétique et fait comprendre comment Jean Piaget va faire évoluer la méthode clinique vers la « méthode directe » (on fait une expérience concrète devant l’enfant et « on lui demande le pourquoi de chaque événement »). Le matériau méthodologique tendra à devenir concret, expérimental et de moins en moins langagier ; Piaget n’aura de cesse d’éloigner le langage pour plus directement atteindre la pensée logique par l’étude de l’action. Dès 1927 avec La Causalité physique chez l’enfant[2], la manipulation d’objets remplacera la parole comme support de tout entretien. Notons que la méthode clinique est empruntée à la psychiatrie que Piaget côtoie à cette époque par l’intermédiaire des cours de Bleuler, de conférences de Jung sans compter la lecture de Freud.

La réflexion du psychologue, qui travaille déjà avec une visée épistémologique (en 1925, Piaget enseigne entre autres la philosophie des sciences), est guidée par le souci de la prise en compte dialectique des trois termes du problème :

-la pensée de l’enfant (son contenu, le développement de ce contenu et les mécanismes de ce développement)

-l’univers (auquel l’enfant s’adapte)

-la société (qui influe sur la pensée et le lien qui unit le sujet au milieu).

Le livre comprend trois sections : l’étude du réalisme enfantin, l’étude de l’animisme puis celle de l’artificialisme. Ces trois parties sont sous-tendues par une réflexion continuée sur la genèse de la causalité chez l’enfant. La genèse de la représentation du monde et la genèse de la causalité chez l’enfant sont menées conjointement par Piaget dont le dessein d’une genèse de la logique, de l’intelligence et des sciences est en place depuis plusieurs années. En 1927 paraîtra d’ailleurs La Causalité physique chez l’enfant[3]. Qu’il nous soit permis une incise : tous les ouvrages de cette décennie sont écrits avec des collaborateurs et des collaboratrices, psychologues, enseignantes… C’est un trait de la pensée de Jean Piaget que ce goût pour le travail coopératif ou collaboratif. Et ce trait demeurera jusqu’à ses derniers ouvrages.

 

La pensée et le réalisme enfantin

La première section tente d’approcher ce que sont le rêve et la pensée pour l’enfant. Elle s’interroge aussi, de ce fait, sur ce que sont pour lui les noms. Les observations de Piaget, outre leur intérêt psychologique et épistémologique, sont aussi d’éblouissantes plongées dans l’imaginaire enfantin. Pour le petit garçon ou la petite fille, on pense avec la bouche et avec la voix. La pensée est souffle matériel avant de se distinguer des phénomènes qu’elle représente et d’être ainsi dématérialisée. De même, les mots et les choses sont liés, sont confondus, ne font qu’un : le mot est la chose. Plus tard le mot se fera signe désignant la chose selon des processus internes où s’élabore le sens (la matière verbale du sens, la sémantique) et qui est manifesté par une matière vocale dans l’expression. Jusque vers 10/11 ans, la pensée étant souffle et matière, penser ce sera parler. La distinction entre la maison réelle, le concept de maison, l’image mentale et le nom maison restent encore confondus. Pourquoi ? Parce que la pensée et le mot sont régis par cette confusion du sujet et de l’objet[4]. Cette confusion qui se rejoue au niveau de la pensée, cherchant à réfléchir sur elle, au niveau du mot, cette confusion entre l’interne et l’externe, Piaget la nomme réalisme enfantin.

Le rêve selon l’enfant

De la même façon, l’enfant de 6-7 ans croit que le rêve est un tableau situé à côté de lui. Le rêve existe objectivement en tant qu’image localisée dans la chambre ou dans les lieux mêmes où se passe le rêve (si un crapaud est vu, en rêve, dans le pré, alors le rêve est dans le pré). Ensuite, l’enfant dira que le rêve vient de la pensée mais il localisera toujours le rêve dans la chambre (être et paraître s’entrelacent, séduction des illusions). Ce n’est qu’à 10/11 ans que le rêve est considéré comme « pensé » ; l’enfant parlera alors de lui avec des expressions du type « comme si… », « on croit que… ».

Ainsi pour les jeunes enfants, le rêve participe du réel, s’y confond puis s’y situe. Moralement, pour l’enfant, on rêve par exemple, « parce qu’on doit être puni » de quelque chose : le rêve est une image qui vient ainsi des personnes du rêve et qui émane des faits matériels vus dans le rêve. On retrouve l’attitude réaliste de l’enfant :

« Le réalisme consiste à considérer comme appartenant aux choses et comme émanant des choses, ce qui résulte (…) de l’activité propre » (p.131).

Magie et animisme

Le réalisme se trouve en corrélation avec les attitudes magiques de l’enfant (par exemple, l’enfant croit que c’est lui qui fait avancer les astres en se déplaçant). Rien d’étonnant à cela :

« du moment que le réalisme consiste à considérer comme appartenant aux choses et comme émanant des choses ce qui résulte de l’activité propre, il va de soi que l’activité propre est conçue, en retour, comme plongeant immédiatement dans les choses et comme toute puissante sur elles » (p.131)

Une autre attitude de l’enfant appréhendant le monde consiste à prêter aux choses, aux éléments, une vie propre. C’est l’animisme enfantin. Alors que dans la pensée magique, c’est moi qui fait avancer le soleil, voilà que l’enfant pense que le soleil le quitte comme le ferait un oiseau. Tout objet est le siège d’intentions. Par exemple, une bicyclette saura qu’elle roule. L’étude des « Pourquoi ? » de l’enfant menée dans Le Langage et la pensée chez l’enfant, en 1923, a montré que ces « Pourquoi ? »ne sont ni d’ordre causal ni d’ordre finaliste, mais relèvent du mélange de la causalité physique et de la raison morale. Ceci ramène à la confusion précédemment évoquée. Peu à peu, les corps doués de mouvement propre seront nantis par l’enfant d’une activité consciente. Enfin, les animaux seuls auront une conscience.

L’origine de l’animisme enfantin est à chercher dans l’indissociation des contenus de la conscience primitive (le monde est conçu comme un continuum psychique et physique), et dans l’introjection (« l’enfant prête aux choses des sentiments réciproques de ceux qu’il éprouve lui-même vis-à-vis d’elles »). Des facteurs sociaux favorisent l’animisme ; l’enfant tout petit, dépendant de ses parents, doit se sentir entouré de pensées, de sentiments, d’actions propices, tout tourne autour de lui, pour lui. Sa pensée n’est pas distinguée de la pensée des personnes de son entourage : son point de vue propre supplée à tout. Enfin, Piaget ne manque pas de relever que le langage, par ses procédés métaphoriques, renforce cet animisme (le vent souffle, le soleil se couche, les nuages annoncent la pluie etc.). Et Piaget, à plusieurs reprises, souligne la « convergence entre les tendances régressives de la langue et la mentalité enfantine » (p.322).

L’artificialisme enfantin

Mais si l’enfant animiste place l’intention dans les choses elles-mêmes, il va aussi chercher les créations de ces intentions et c’est la troisième section du livre de Piaget qui étudie l’artificialisme enfantin. Pour l’enfant, la nature a été fabriquée par les hommes, elle est alors le produit d’une intention, d’une source créatrice dont les parents qui sont vus omniscients, infaillibles et éternels, sont en quelque sorte le modèle. Longtemps, la causalité matérielle et la fabrication humaine vont se mêler. Ainsi, les astres sont d’abord créés par les hommes, puis ils auront une double origine naturelle et humaine, enfin l’enfant reconnaît qu’ils ont une origine seulement naturelle.

Bien sûr, l’artificialisme relève comme l’animisme des sentiments de participation : le monde participe de moi, tout participe de tout. Cherchant à expliquer l’origine des choses, l’enfant en vient vite à élaborer des mythes. C’est pourquoi Piaget dialogue en permanence avec l’anthropologie comme avec la psychanalyse. Il y a un véritable éblouissement, à lire, à travers la rigueur éclairante du style piagétien, les propos des enfants sur l’origine des astres, des eaux, des tonnerres et des nuages, de la pluie et de la neige, des mers et des plantes, des lacs et des bois, des cailloux ou du fer, du verre ou de la terre, du papier comme des montagnes. Dans tous les cas, l’enfant passe par les mêmes étapes explicatives : après un pré-artificialisme – Piaget le nomme aussi, artificialisme diffus – (3/7 ans) où l’enfant s’interroge non sur l’origine des choses mais sur la question du lieu (d’où viennent les choses et non comment sont créées les choses), se développe un artificialisme mythologique. L’enfant croit alors toute chose à la fois vivante et fabriquée. Cette double nature des choses pour l’enfant vient de ce que pour lui, d’une part, le grand fabricateur de l’univers est l’homme et, d’autre part, les éléments naturels sont envisagés comme des productions corporelles : le vent est souffle, la rivière urine, la pluie ou le crachin du crachat… Enfin, Piaget distingue vers 7/9 ans un artificialisme technique où l’enfant mélange des explications artificialistes et des explications naturelles ; un déterminisme physique est en voie de se substituer aux lois purement morales qui régissaient seules jusque-là le monde enfantin. Bref, l’enfant s’interroge sur le comment de la fabrication : par exemple, le bois vient des arbres, qui viennent de graines, mais c’est encore l’homme qui a travaillé les graines, donc sans homme pas d’arbre. Avant de dépasser l’artificialisme, l’enfant prête aux choses et à la nature des fins propres.

Le déclin de l’artificialisme, est lié au développement de la socialisation et à la diminution corrélative de l’égocentrisme. Les deux mêmes causes expliquent le déclin de la pensée magique et de l’animisme. Les représentations du monde des enfants suivent donc bien une évolution saisie à travers des stades de développement. Piaget appelle de ses vœux des études similaires dans d’autres pays et civilisations afin de voir si les résultats sont corroborés. Les études existantes confirment ces observations, non pas au niveau des âges, qui peuvent varier, mais au niveau de l’ordre des conceptions se succédant durant le développement[5]. C’est bien la preuve qu’il n’est pas usurpé de parler d’une pensée enfantine ayant son propre développement et n’étant pas un modèle réduit de la pensée adulte. On comprend aisément que les pédagogues de l’époque aient été enthousiasmés à la lecture de cet ouvrage et des recherches de Piaget

 

Il faut lire La Représentation du monde chez l’enfant en replaçant l’ouvrage dans le projet scientifique du Piaget des années mille-neuf-cent-vingt. Il s’en explique dans son autobiographie[6]. Ses recherches en malacologie entreprises dès 1907 comme ses études philosophiques (qu’il s’est refusé par la suite de rééditer) montrent l’intérêt de Piaget pour l’investigation de la totalité comme structure à partir du rapport entre la totalité et les parties. Plus, cela permet de comprendre l’ancrage fondateur de la pensée piagétienne dans l’interactionnisme. Toute sa vie, il va « travailler à une théorie de la connaissance indépendante de toute métaphysique »[7]. L’histoire des sciences est investie par Piaget comme un problème de genèse des connaissances. Il va ainsi dévoiler les homologies entre le développement de ces connaissances propre à chaque domaine et le développement des connaissances chez l’enfant.

Lorsqu’il entreprend dans les années 1920, l’étude de la pensée et du langage enfantins, c’est pour s’acheminer vers l’étude du problème de la pensée en général et pour découvrir, à travers les systèmes successifs d’opérations construits par l’enfant, la genèse de l’intelligence. Pour lui, en effet, « l’intelligence, la logique de l’être humain (…) n’est que la dernière étape, et la plus éclairante, des processus en jeu dans la logique du vivant »[8].

Philippe Geneste

[1] Piaget, Jean, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris, PUF-Quadrige, 2017, 335 p. 13€50

[2] Piaget, Jean, La Causalité physique chez l’enfant, Paris, Alcan, 1927, 347 p.

[3] Piaget, Jean, La Causalité physique chez l’enfant, Paris, Alcan, 1927, 347 p. Cet ouvrage n’a jamais été réédité.

[4] Cette confusion a déjà été relevée lors d’étude d’actions concrètes sur le milieu durant des stades de développement précédents.

[5] Laurendeau, Monique, Pinard, Adrien, La Pensée causale, étude génétique et expérimentale, préface de Jean Piaget, Paris, PUF, 1962, 228 p. ; Berteloot, Stéphane, « Les Enfants d’aujourd’hui plus performants que leurs aînés ! », Savoir, éducation, formation, n°2, avril-juin 1992, pp.176-187. La deuxième étude, celle de Berteloot, met à jour une objectivation de la réalité bien plus précoce que l’étude de Piaget, menée de 1924 à 1926, ne le montrait. La première étude de Laurendeau et Pinard, menée en 1961, marquait aussi une précocité dans la venue de la pensée objective chez l’enfant, mais bien moindre que ce qui apparaît trente années plus tard. On peut y voir un effet de la scolarisation et des parents et des enfants et des transformations de l’environnement notamment médiatique. Quoiqu’il en soit, l’ordination des stades de développement de la représentation du monde chez l’enfant restent identiques.

[6] Piaget, Jean, « Autobiographie », Cahiers Vilfredo Pareto n°10, 1966, pp.129-159.

[7] Zazzo, René, Où en est la psychologie de l’enfant ?, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, 284 p. – p.262.

[8] Zazzo, René, Où en est la psychologie de l’enfant ?, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, 284 p. – p.264.