La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage

Appelons pédagogie pour un apprentissage créatif du langage une pédagogie qui s’enracine dans l’œuvre productrice des élèves.

En français, écrire, lire, parler, écouter, dialoguer, converser, argumenter, controverser, polémiquer, etc. sont des actes de production. En effet, écrire suppose un acte de lecture, parler un acte d’écoute : les deux actes s’articulent l’un à l’autre pour former un seul processus.

A première vue ou spontanément, il semble que ce processus articule une dominante active et une dominante passive. Par exemple, on peut dire que la lecture, relevant d’une opération de réception, est plus passive que l’écriture ; toutefois, on s’accordera à dire que lire est bien une activité. La méthode pour un apprentissage créatif du langage reconnaît que les processus qui sous-tendent l’apprentissage des savoirs sont des opérations.

Cette méthode pédagogique s’appuie donc sur le travail de l’imaginaire. Elle pourrait être nommée pédagogie de l’imaginaire ; toutefois, cette dernière dénomination renvoie davantage aux supports pédagogiques utilisés et aux objets d’enseignement ciblés qu’aux opérations effectuées par les élèves, ce qui est précisément la visée de la pédagogie pour un apprentissage créatif du langage.

Pour développer les apprentissages créatifs, le pédagogue doit éviter les a priori, ne pas croire aux théorisations toutes faites, se méfier des recettes didactiques. En revanche, les dispositifs qu’il met en place doivent être conçus de manière à lui permettre d’observer les élèves dans leur travail de production. Il cherchera alors à dégager de cette observation augmentée de l’étude des productions finales des élèves, les faits concrets où s’exposent les difficultés et les obstacles qui entravent les apprentissages.

Du métier de pédagogue

Le métier de pédagogue requiert la connaissance des mécanismes de la pensée enfantine pour, décelant des obstacles rencontrés par l’élève, permettre à celui-ci de dépasser les étrécissements qui l’empêchent d’atteindre aux savoirs recherchés. On pourrait appliquer ici ce que Jean Piaget (1896-1980) énonce à propos du langage dans son second article de psychologie génétique : « Le langage œuvre des générations innombrables d’hommes faits et d’hommes en société, n’est en aucune manière moulé sur les concepts de l’enfant ; c’est à ceux-ci, au contraire, à se mouler sur celui-là et cette adaptation exige un travail très long et très complexe » (1). Ce travail d’adaptation au langage de la communauté linguistique se réalise en un raisonnement de l’enfant qui s’appuie sur ce qu’il a déjà construit de la langue et sur les formes du jugement qui sont propres à l’enfant. S’il y a action d’adaptation au langage des adultes, si cette adaptation, comme tout un chacun peut le remarquer, prend du temps, c’est que l’enfant construit le langage.

Construire le langage comprend construire l’usage des mots, de leur emploi, de leurs agencements, des phrases, des énoncés, en {discours} et construire la {langue} de la société où il grandit. L’enfant construit au fil des années les formes du discours en même temps qu’il construit la langue. En aucun cas, il emmagasine la langue et le discours comme des clichés qu’il garderait en mémoire.

Or, en matière d’apprentissage du français, la scolastique impose aux élèves la mémorisation de règles grammaticales et orthographiques. La scolastique est cette conception traditionnelle de l’acte d’enseignement, qui privilégie la passivité de l’élève dans la relation pédagogique. Cette conception perdure à travers les siècles. Elle a d’ailleurs trouvé un portevoix caricatural avec le ministre actuel de l’Éducation Nationale, Gabriel Attal. Pour la scolastique, la mémorisation est la source de l’apprentissage. On sait, par les études de psychologie génétique, que « le propre d’un souvenir (…) est précisément d’être concret, individualisé et lié à un jugement d’existence portant sur le passé » (2). La personne va donc se souvenir d’un objet, d’un événement, d’une date. Mais lorsqu’il s’agit d’idée, de raisonnement, ce n’est pas l’opération mémorielle de l’évocation qui entre en jeu mais celle de la reconstitution. Et pour reconstituer il faut organiser, réorganiser ce qui a été vu, ce qui a été enseigné, ce qui a été appris.

Pourquoi enseigner suppose de s’appuyer sur le travail verbal enfantin ?

C’est pour cela que la pédagogie pour l’apprentissage créatif du langage part de ce travail de reconstitution par l’enfant. Pour mieux le dire, il s’agit d’un travail de reconstruction. Comment, puisqu’enseignant et enseignante ne sont ni dans le corps ni dans la tête de l’enfant, peuvent-ils prendre en compte ce travail mental des élèves ? En créant des situations pédagogiques où l’enfant agit, fait action de savoir. Parce qu’il applique sa réflexion, en exerçant sa créativité pour manipuler l’objet de l’apprentissage, l’élève assimile le donné intellectuel ou perceptif à ses schèmes mentaux et les accommode en retour. Ainsi, grâce à la situation pédagogique, l’enfant se met en position de généraliser le schème et ainsi construit-il au cours de l’acte d’apprentissage un schème nouveau.

La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage, c’est là son intérêt, se fonde sur les processus qui sont à l’œuvre chez l’enfant qui se construit. L’appropriation du langage offre un poste d’observation de l’activité de l’enfant. A ce sujet, les mots inventés spontanément par les enfants sont révélateurs. Une petite fille, âgée d’un peu plus de quatre ans avait, au cours du repas, renversé la bouteille d’eau. « Fais un peu attention » lui dit son père et elle de lui répondre « Il fallait la déprocher ». Vers six ans, à la même époque je l’ai entendu dire J’ai prendu, et une autre fois au même âge désigner une serviteuse. Le linguiste Bernard Pottier citait dans un de ses séminaires gringoler pour grimper quatre à quatre les marches d’un escalier. Déprocher, prendu, serviteuse, gringoler, l’enfant ne tient pas ces mots de la bouche de ses parents. Ces créations enfantines témoignent du fait que ce dernier s’essaye à construire les mots et ce dès l’âge de quatre ans ! Qui plus est sans que personne ne soit avisé de lui enseigner quoi que ce soit en la matière ! Le schème que l’enfant s’est approprié et qu’il met en œuvre au plan linguistique, est celui de la formation du mot qui caractérise les langues indo-européennes dont fait partie le français. Le mot schème est employé pour indiquer que l’enfant sait faire sans pouvoir expliquer la règle, à savoir que le mot se construit à partir d’une base de mot – elle représente l’idée singulière – sous forme de radical dont le sens peut être modifié par des affixes. A cette idée singulière sont associées des notions transversales comme le sont le genre et le nombre. L’enfant ne répète pas de l’entendu. S’agissant de prendu, la langue a retenu une base de mot plus restreinte pour aboutir à pris ; de même, éloigner a été préféré à déprocher : peu importe, ce qui est observable, c’est que l’enfant s’est approprié quelque chose de central dans le mécanisme de la langue à savoir les mécanismes qui sous-tendent l’actualisation du mot dans la phrase ; mécanismes dont les grammaires traditionnelles scolaires, non seulement ne parlent pas, mais ignorent. Cette ignorance traîne à sa suite une ignorance des raisonnements propres aux enfants. On voit bien avec déprocher, serviteuse, prendu… que l’enfant a construit un système où les éléments sont corrélés en termes d’opposition et actualisés de manière univoque. Approcher/déprocher, serviteur/serviteuse, gringoler/dégringoler sont construits sur le modèle de faire/défaire. En bref l’enfant a fait sien spontanément le rapport qui unit forme et sens.

Cette généralisation assure la conservation du schème, ce qui a été démontrée maintes fois par Piaget et toute l’école de Genève. Soulignons que c’est parce que, durant la situation pédagogique créée, l’enfant manipule un matériau (langage, objet de savoir, autres), que l’enseignant peut observer ses démarches ou certaines d’entre elles : c’est là que la revendication de la limitation du nombre d’élèves par classe à quinze ou vingt, pas plus, trouve sa motivation première, puisque moins il y a d’élèves et plus longtemps l’enseignant peut suivre chaque élève dans le pas à pas de son apprentissage.

L’action au cœur de l’apprentissage

Aujourd’hui, l’école continue à procéder à l’inverse de ce qui vient d’être développé. Elle continue à demander à l’élève d’aller retrouver ce qui a été appris au cours précédent. L’école montre par-là qu’elle envisage les savoirs comme des spécimens d’entomologistes conservés dans du formol et rangés en des répartitoires à tout jamais figés.

La pédagogie pour l’apprentissage du langage combat cette conception car, pour elle, savoir est une action (et non le résultat d’une imposition/impression), apprendre c’est agir (et non pas se souvenir). Agir c’est appliquer une action, cognitive ou plastique ou verbale ou corporelle, à de nouvelles situations voire à envisager la continuation à lui donner. On parle alors de généralisation d’un schème. La conséquence pour le pédagogue est qu’il doit chercher à créer des situations où l’élève va réinvestir « naturellement » le schème impliqué ou visé par l’apprentissage ou bien lié à l’apprentissage. Le but du pédagogue est que l’élève reproduise le schème pour, le reproduisant, assoir son acquisition, c’est-à-dire institue en lui une nouvelle systématisation des schèmes. Est-il besoin de préciser que reproduire un schème c’est entrer dans une action nouvelle ce qui n’a rien à voir avec le psittacisme scolastique qui fait répéter un souvenir ? Quand l’élève reproduit un schème, il le reconstruit et, de ce fait, il élargit l’assiette du schème pour l’acquisition du savoir visé. Le schème qui préside à la construction et le schème construit ne sont pas dans une relation d’identité mais d’engendrement. Il ne s’agit en aucun cas d’identifier quelque schème déjà exercé par le sujet, mais de les retrouver en les activant ce qui entraîne leur transformation. « De façon constante et unanime, les sujets n’ont pas fixé en leur mémoire ce qu’ils voyaient, mais l’idée qu’ils s’en faisaient » (3) : cette affirmation met l’accent sur le travail accompli par le sujet, sur la transformation du réel sur lequel porte l’action, ici de perception. Les savoirs ne sont ni des objets à aller chercher sur le rayonnage où sont classés les spécimens de l’entomologiste ni dans les boîtes de clichés mémoriels, ils sont des constructions du sujet en interaction avec le monde. La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage prend au sérieux la relation pédagogique en tant qu’une modalité de la relation au monde, conçue pour la construction des savoirs par les élèves.

La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage développe une conception du savoir qui s’oppose à la conception scolastique qui identifie le savoir au souvenir. L’apprentissage créatif du langage récuse l’idée du savoir comme souvenir singulier et l’accueille comme un ingrédient en mouvement de la connaissance générale. C’est l’activité constructrice du sujet qui assure les acquisitions. La pédagogie pour l’apprentissage créatif du langage ne nie pas le rôle de la mémoire mais celle-ci, qui fournit des concrétisations, des modèles singuliers, particuliers, sera d’autant plus utile que ces concrétisations et modèles singuliers reposeront sur des événements pédagogiques, sur des situations où l’élève, est en action, en train de faire quelque chose pour lui-même dans le but de se saisir d’un contenu, d’un raisonnement, d’un objet de connaissance.

Il est évident que les modalités de l’acquisition induites par le type d’enseignement (les manières de faire cours) ouvrent ou n’ouvrent pas à cette généralité où l’humain embrasse le monde. Le choix de la méthode pédagogique, avec les situations créées par les enseignants pour son effectuation, engage inéluctablement une conception de la personne sociale humaine : la personne parce que le langage est construit par un sujet ; sociale, parce que le langage est une réalité interpersonnelle, collective et sociale déjà-là et pour autant à construire par l’enfant.

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Nota Bene

le livre à paraître aux éditions Quiero ( https://www.quiero.fr/ ), Philippe Séro-Guillaume & Philippe Geneste, À bas la grammaire, pour un apprentissage créatif du langage, donne des exemples concrets de dispositifs pédagogiques concernant l’écriture en situation scolaire et des opérations en jeu chez les élèves. Pour un exemple de suivi précis des démarches de création d’élèves à l’écrit, lire le Journal d’une expérience professionnelle sous le titre La pratique d’écriture du caviardage en situation pédagogique sur ce blog https://www.lesart-psychomecanique.fr/

Notes

(1) Piaget, Jean, « Une Forme verbale de la comparaison chez l’enfant. Un cas de transition entre le jugement prédicatif et le jugement de relation », Archives de psychologie, 18-1921, pp.141-172 – p.141.

(2) Piaget, Jean, Inhelder, Bärbel, avec la collaboration d’Hermine Sinclair-de Zwart, Mémoire et intelligence, Paris, PUF, 1968, 487 p. – p.448.

(3) Piaget, Jean, Inhelder, Bärbel, avec la collaboration d’Hermine Sinclair-de Zwart, Mémoire et intelligence, Paris, PUF, 1968, 487 p. – p.457.