La fonction de la traduction en langue des signes dans l’enseignement du français

Traduire en langue des signes un texte français pour le comprendre peut présenter plus d’inconvénients que d’avantages (par Philippe Séro-Guillaume).

 

Très spontanément, lorsque l’on veut aider les élèves sourds confrontés à un texte français on les invite à lire ce texte, et à faire état de ce qu’ils n’ont pas compris. Les passages restés obscurs leur sont alors expliqués en langue des signes. Cette façon de procéder peut présenter plusieurs inconvénients si c’est la seule manière proposée aux élèves sourds d’aborder les textes français.

Confrontés d’entrée de jeu au texte, les élèves, sont, en fait, confrontés à une double difficulté : aborder un sujet inconnu, le contenu du texte, rédigé dans une langue qui n’est pas maîtrisée, le français. L’exercice est périlleux : le sens figuré, la polysémie des mots, la complexité des structures de langue limitent l’accès aux cohésions nominale[i] et verbale[ii] du texte, à sa cohérence, en bref à son contenu. Les jeunes sourds se retrouvent dans la situation qu’ont connu ceux d’entre nous qui ont pratiqué par exemple la version latine, à savoir traduire pour comprendre. Trop souvent, les élèves sourds, incapables d’assurer une véritable traduction, procèdent par transcodage, c’est-à-dire un signe pour un mot. Ils abordent le texte à partir de ce qu’ils ne comprennent pas car, en dernière instance, ce sont  les explications de l’enseignant qui vont leur permettre d’avoir accès au sens du dit texte. Pour autant, cet accès n’est pas définitif.  Pour aider des élèves en difficulté, il m’est arrivé fréquemment de traduire à vue, tout en expliquant les tournures et les mots inconnus des textes aussi variés qu’une définition, un énoncé de problème, un sujet de rédaction, un article de journal ou par exemple un passage de Poil de carotte. A maintes reprises, j’ai observé que les élèves –  qu’ils soient ou non des utilisateurs expérimentés de la langue des signes –comprennent les explications, au moment où elles leur sont données, mais ils ne les mémorisent pas. A cela deux raisons, me semble-t-il. D’une part, ces explications sont généralement très, voire trop nombreuses pour pouvoir être retenues. D’autre part, aussi coopératifs soient-ils, c’est plus leur attention que leur participation active qui est sollicitée dans ce type d’exercice. Ils s’y trouvent dans la position d’un passager, qui se faisant véhiculer, profite du paysage sans pour autant retenir le trajet emprunté par le conducteur.

Aborder le texte écrit en en connaissant le contenu

Il est possible de proposer des séquences qui permettent aux élèves de participer plus activement à l’élucidation du texte écrit tout en utilisant la langue des signes non plus comme une béquille mais comme une langue à part entière. Pour ce faire, il convient d’enregistrer une interprétation signée, la plus idiomatique possible, du texte que l’on se propose d’étudier avec les élèves. On dispose alors d’un outil dont les propriétés sont tout à fait intéressantes dans un contexte pédagogique. En effet, contrairement au discours signé sur le vif, cet enregistrement se présente sous une forme définitive, consultable à volonté et reproductible à l’identique ce qui permet d’opérer une réelle mise à distance du texte signé. Avec l’enregistrement du discours signé, le pédagogue peut mener à bien une explication de texte plus accessible mais tout à fait comparable dans son principe, à celle à laquelle on peut procéder à partir de l’écrit. Cet exercice ne se limite pas bien évidemment au seul décryptage formel du texte qui n’est pleinement accessible qu’assorti du bagage cognitif afférent au sujet qui y est abordé. Ce dernier point est capital ! Notons que les interprètes professionnels ne procèdent pas autrement lorsqu’ils préparent les conférences en approfondissant non seulement leur connaissance des sujets qui vont y être abordés mais aussi celle des intervenants. Ayant eu accès au contenu du texte, les élèves se trouvent en bien meilleure position face au texte français qui, dans un second temps, leur est présenté. Il est difficile d’illustrer la démarche pédagogique proposée ici puisque la langue des signes ne possède pas d’écriture. Je vais tout de même m’y essayer succinctement.

Dans le cadre d’un cours regroupant des élèves de CAP nous (le professeur d’enseignement général, l’enseignant de langue des signe et l’interprète, moi-même) avions élaboré une version signée et enregistrée d’un poème écrit par un adolescent entendant à l’occasion de la mort d’un de ses camarades. Ce texte signé, proposé aux élèves, a été étudié comme un poème écrit puis appris par cœur et récité gestuellement par ces derniers. Dans un second temps, nous avons proposé le poème écrit aux élèves en leur précisant qu’il avait le même sens que le poème signé et nous les avons invités à élucider le texte.

 Je ne donnerai qu’un exemple de ce que peut apporter cette démarche. Le passage « Nous l’avons accompagné jusqu’au dernier moment » a été parfaitement compris. Nous l’avions rendu tout à fait idiomatiquement par l’évocation signée de la procession qui suivait le cercueil et était restée là jusqu’à la fin de la mise en terre. A aucun moment, nous n’avions eu recours au transcodage – aucun signe correspondant à dernier ou moment par exemple n’avait été utilisé.  Avec ce choix pédagogique, le travail d’élucidation du texte écrit (son contenu étant identique à celui du texte signé qui a été vu précédemment) s’effectue à partir de ce qui est compris, retrouvé et connu. Le travail consiste, sachant ce qui est dit, à repérer comment cela est dit dans le texte français. Les élèves ne travaillent plus alors au niveau du mot ou du signe mais au niveau d’unités de nature différente que je qualifierai d’unité de sens. L’unité de sens n’est pas réductible à une unité syntaxique ou lexicale, elle comprend la situation de communication. Par exemple, quand le projectionniste lance le mot « Lumière ! », il peut signifier allumer ou éteindre la lumière, seul le contexte situationnel permet de le savoir.

D’autres exercices sont possibles. Par exemple on peut demander aux élèves de repérer tous les mots ou groupes de mots (noms, pronoms, adjectifs) qui renvoient à tel personnage, en l’occurrence le jeune homme décédé.

Avec ce travail à partir d’unités de sens, nous ne proposons pas aux élèves sourds « un processus mécanique de formation d’habitude »[iii] comme on peut le voir dans les méthodes audio-orales ou la traduction n’intervient que pour expliciter les mots et les tournures grammaticales qui servent d’exemples aux exercices. Nous sommes tout aussi éloignés de la démarche de l’enseignant qui, refusant le recours à la langue des signes, utiliserait à des fins pédagogiques la description d’images, pratique inspirée « des méthodes audio-visuelles qui prétendent éliminer radicalement la langue maternelle en y substituant un support visuel adapté (image fixe ou film) censé accompagner « (…) sans ambiguïté la présentation des signifiants étrangers ».[iv]

Pour les entendants : aborder le texte signé en en connaissant le contenu

Dans le même ordre d’idée, je déconseille aux entendants soucieux d’améliorer leur langue des signes de se précipiter sur n’importe quel enregistrement pour « voir » s’ils comprennent. Généralement, ils déchantent très vite. En effet, comprendre un discours signé à jet continu, abordant un sujet de portée générale pas nécessairement simple, est autrement plus ardu que de discuter avec un collègue sourd (interlocuteur familier) des problèmes (en général connus et partagés) que pose tel ou tel élève. Il est préférable, dans un premier temps, si elle existe, d’écouter l’interprétation parlée du discours signé sans le visionner. Faute d’interprétation, il convient de se faire expliquer le contenu, toujours sans avoir visionné l’enregistrement, par un signeur confirmé. Ceci fait, sachant ce qui est signé, on peut aller voir comment on le signe. On peut observer comment le signeur assure les cohésions nominale et verbale de son discours et, dans le même temps, sa cohérence. Les questions de lexique prennent alors de plus justes proportions, on s’aperçoit même que l’on peut, par exemple, déduire du contexte la signification de tel ou tel signe inconnu.

En conclusion, qu’il s’agisse de l’accès des jeunes sourds au français ou des entendants à la langue des signes, il est urgent de réaliser à grande échelle, des éditions authentiquement bilingues français/langue des signes de textes adaptés quant à leur contenu et leur forme à la classe d’âge et aux besoins très variés des apprenants auxquels ils vont être destinés.

 

Notes

[i] J-P. Bronckart, « l’apprentissage de la textualité par l’enfant », Liaisons, n° 16, p. 22 : « les mécanismes de cohésion nominale ont pour fonction d’introduire les thèmes et/ou les personnages nouveaux, et d’autre part d’assurer leur « reprise » ou leur « relais » dans la suite du texte

[ii] Ibid., p. 22 « (…) organisation  temporelle et/ou hiérarchique des procès (…) » essentiellement assurée « par le temps des verbes marques morphologiques qui sont en interaction  avec (…) [les] adverbes et organisateurs textuels notamment »

[iii] Lavault, Elisabeth, Fonctions de la traduction en didactiques des langues, Didier Erudition, Paris, 1985, 2e édition revue et corrigée, 1998, p.14.

[iv] Ibid., p. 14