À propos de l’enseignement de la morale et du civisme II

Après voir montré la caducité de la position du Ministère de l’éducation en matière de morale ou d’esprit critique, nous allons nous interroger sur deux types de solidarité

Où on différencie la solidarité interne constructive et la solidarité externe imposée

PHILIPPE

Jamais aucun esprit critique jamais aucune valeur sociale de solidarité, ne s’est construite par le suivi d’un cours magistral. Pourquoi ? Parce qu’alors, les règles morales viennent de l’extérieur s’imposer aux élèves, aux enfants. Mieux dit, on les leur impose comme des vérités toutes faites, comme des vérités naturelles. Le pouvoir croit que cette « solidarité externe »[1] assure le respect des règles donc le respect des autres. C’est un raisonnement à très courte vue, mais qui est conforme à son adhésion au principe hiérarchique autoritaire sur lequel l’institution scolaire s’appuie.

PHILIPPE

Tu reprends là la distinction que fait Piaget entre la « solidarité externe », celle qu’on inculque, celle qui s’inscrit dans le droit, par exemple et la « solidarité interne », celle qui émane d’un besoin suscité par la situation et qui relève de règles que l’enfant construit en lui-même en lien durant ses relations de réciprocité avec ses pairs.

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C’est bien cela. Et ce que démontrent les observations de Piaget c’est qu’aucun égocentrisme individuel ni collectif n’a été combattu par la solidarité externe. La solidarité externe préserve et même alimente les égocentrismes. Si les enfants n’éprouvent pas la solidarité en situation, si la solidarité n’irrigue pas leurs comportements, si elle ne naît pas d’un besoin ancré dans les relations avec les autres, alors, la solidarité étant juste une règle venue de l’extérieur, les enfants ne sont pas amenés à dépasser leur égocentrisme. Par exemple, pour un enfant de 5/6 ans et plus, la règle posée par le parent est sacrée, il ne la met pas en cause ; mais pour autant, il ne l’applique pas vraiment. Pourquoi ? Parce qu’il ne l’a pas intériorisée, elle lui reste extérieure. Être conformiste et être égocentrique, ça va de pair, toutes les études sur le jugement moral le prouvent. L’école parle de respect, elle affiche des chartes, des déclarations (droits de l’homme, charte laïque) comme si afficher des règles sans que les personnes soient parties prenantes -de leur élaboration mais surtout de leurs pratiques- pouvait valoir appropriation de ces règles. L’observation des enfants prouve la fausseté de cette position, et c’est une preuve supplémentaire de l’inintérêt des gouvernants pour le développement affectif et cognitif des enfants.

PHILIPPE

En plus, qu’est-ce que l’école montre en matière de solidarité ? Le moins que l’on puisse dire c’est qu’avec l’Éducation Nationale c’est « fait ce que je te dis [solidarité] mais ne fait pas ce que je fais [concurrence et compétition]. J’en veux pour preuve le classement des lycées, désormais une institution dans les médias, que l’éducation nationale nomme, euphémisme remarquable, indicateurs de résultats, en précisant « qu’il ne s’agit pas de réaliser un classement des lycées, mais de proposer une image de la réalité complexe et relative que constituent les résultats d’un établissement »[2] En fait cette « réalité complexe et relative » recouvre la disparité des populations, des classes sociales, des pratiques en matière de recrutement, de remplacement éventuel des personnels absents. Au-delà de l’état des lieux, cela devrait entrainer, solidarité oblige, une politique nationale d’envergure. Or, nous savons qu’il n’en est rien. Comment peut-on « éduquer à l’esprit critique », « enseigner la solidarité » si l’institution ne la met pas en œuvre elle-même dans le champ de son exercice ? Si elle ne la met pas en œuvre, non plus, dans la pratique impliquant les élèves et les personnels ? Pour mémoire, le Petit Robert définit ainsi la solidarité : la relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour les unes, l’obligation de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance.

PHILIPPE

L’écueil est toujours le même avec ces discours officiels : se donner comme des vérités absolues à base scientifique, c’est-à-dire parler au niveau de généralités. Blanquer a choisi Dehaene comme porte-drapeau de sa politique éducative parce qu’il couvre son discours idéologique de son autorité de neuroscientifique. Or, derrière les pompeuses déclamations, il convient de scruter la réalité des règlements intérieurs des écoles, des compétences comportementales inscrites dans les grilles du livret scolaire numérique, dans les programmes d’éducation morale et civique (EMC). On s’aperçoit alors de l’écart qui sépare les valeurs égrenées (esprit critique, etc.) dans les discours des gouvernants et des experts et leur traduction sociale dans la vie réelle des écoles réelles organisées selon les dogmes des mêmes gouvernants et experts. Un exemple ? Les instructions officielles sur l’apprentissage de la lecture (2018), sous l’égide de Dehaene, fondées sur le B.A.ba et la conscience phonologique : comment font les élèves sourds et comment les enseignants auprès des jeunes sourds les suivent s’ils veulent permettre aux élèves qu’ils ont en charge d’entrer dans l’apprentissage de la lecture ? Et si l’élève est en inclusion, comment sa surdité est prise en compte ? Il y a un fossé entre les discours confortant l’autorité institutionnelle et la réalité enfantine dans les situations d’apprentissage. De ce fossé s’élève une violence institutionnelle.

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Dans le même ordre d’idée, non plus du côté de la production des valeurs mais du côté de leur réception, c’est l’autre facette de la question, il est instructif de confronter les cours sur les valeurs de tolérance, de respect, d’antiracisme, contre les discriminations, à leurs effets réels chez les élèves, chez les jeunes de manière générale. En effet comme l’explique Piaget, « la culture d’une nouvelle sentimentalité que l’on superposera aux manières de penser ou de sentir nationales »[3] ne peuvent insuffler la compréhension entre individus, qu’ils soient différents par leur origine ou leur nationalité ou qu’ils soient différents par leur sexe, leur mode de vie.

PHILIPPE

Il s’agit donc de substituer une solidarité interne (autonome) à la solidarité externe (hétéronome). Il s’agit donc de prendre en compte la vie sociale des élèves dans la classe, dans l’établissement, non pas en surveillant s’ils respectent à la lettre le règlement intérieur, mais en mettant en place des dispositifs -le conseil coopératif en pédagogie Freinet en est le meilleur exemple- offrant aux élèves la possibilité de construire la loi régissant les relations humaines dans l’école. Et cela appuie ce que Piaget a démontré, à savoir que « Dans le domaine moral comme dans le domaine intellectuel, on ne possède réellement que ce que ‘on a compris soi-même »[4]

PHILIPPE

Très exactement. Seule vaut une solidarité vécue, mise en œuvre au quotidien en classe, une pratique pédagogique fondée sur la solidarité interne. Pour que chacun comprenne tous les autres, l’enfant -et l’adulte tout pareillement- doit pratiquer une solidarité à l’intérieur de son groupe de vie et d’action, donc, par exemple, à l’école, dans la classe. Cette pratique ne cherche pas à abolir « les points de vue particuliers [mais elle les met] en réciprocité et réalise l’unité dans la diversité ». Cette pratique de la « solidarité interne » repose sur un aspect intellectuel -toutes activités intellectuelles où les élèves sont mis en position de se confronter à divers points de vue, à se décentrer par rapport à leurs croyances sur le monde physique ou intellectif ou moral- : « Le devoir d’un enfant suisse, ce n’est pas de se faire une mentalité planétaire ou mondiale qu’il plaquera tant bien que mal sur la sienne, c’est de situer son point de vue parmi les autres possibles et de comprendre le petit Allemand, le petit Français, etc., aussi bien que lui-même »[5]. La prise en compte des points de vue différents, des centrations diverses, c’est ce que l’on nomme la coopération, à la fois co-opération[6] et pédagogie coopérative[7].

PHILIPPE

Ainsi tient-on les trois dimensions, cognitive, affective et sociale. On peut préciser. La co-opération est ce qui est mobilisé dans l’étude, elle requiert la compréhension des points de vue différents du sien, elle est au centre de l’élaboration de la raison, et c’est pourquoi elle définit l’objectivité que recherche toute science. Piaget l’avait observé et analysé : « Dans la mesure (…) où les individus pensent en commun, c’est-à-dire cherchent à se comprendre et apprennent à discuter, certaines règles d’objectivité et de cohérence s’imposent à eux et constituent la logique »[8].

Pour illustrer ce propos, on peut évoquer la langue en tant que système linguistique : celui-ci se construit grâce au dialogue et aux relations interpersonnelles et non pas par l’enseignement de la grammaire ; il s’institue chez le sujet qui peu à peu va émettre un langage socialement toujours mieux adapté. Ici, nul enseignement, nulle morale en jeu, juste la co-opération par laquelle s’élabore un système mental. Ce système mental, c’est la langue. L’acquisition de la langue par l’enfant est donc le fruit d’une solidarité intellectuelle des êtres humains exercée quotidiennement. Si elle ne l’est pas ou si une circonstance ou une pathologie empêche cette coopération, alors, l’acquisition de la langue par l’enfant est troublée. Mais ici, comme pour la question que nous débattons (esprit critique, jugement moral, normes sociales et civiques), l’observation des enfants nous montre que ceux-ci partent du contenu des relations humaines pratiquées, ils partent de la substance des discours pratiqués, bref, avant toute chose, « le respect pour l’homme » précède « le respect de la règle »[9]. Or, l’école fait justement l’inverse : elle inculque des règles et pense dès lors le respect mutuel, l’esprit critique, acquis par les enfants ; elle inculque des règles de grammaire et pense, dès lors, la langue même intériorisée par les enfants ! Or les observations des enfants nous montrent que chez eux, « le respect pour l’homme », dans la relation interpersonnelle par conséquent, précède « le respect de la règle »[10]. On ne s’étonnera donc pas de constater dans les règlements intérieurs comme dans les discours ministériels à l’adresse des élèves, un empilement de devoirs à effectuer ; et ces devoirs  relèguent les droits pratiques à la marge. En conséquence, et ce n’est qu’une illustration exemplaire, la pratique des droits (par exemple ceux inscrits dans la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par l’ONU le 20/11/1989 et signée plus tard, par la France) ne fait l’objet d’aucune explicitation, d’aucuns travaux pratiques et encore moins de pratiques au sein de la vie des établissements et des écoles.

Notes 

[1] Terme repris à Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932).

[2] education.gouv.fr site de l’Éducation Nationale

[3] Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale. Choix de textes, notes, préface et postface, Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p. – p.66.

[4] Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932) – p.295.

[5] Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale. Choix de textes, notes, préface et postface, Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p. – p.67

[6] Voir André Jacob, Esquisse d’une Anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, 239 p.

[7] Celle élaborée par Célestin Freinet dans le deuxième quart du vingtième siècle. Voir Geneste Philippe & Vey Daniel (édition établie par), Les Années Ecole Emancipée de Célestin Freinet (1920 / 1936), fac-similé, deuxième édition revue et augmentée, EDMP (8 imp. Crozatier 75012 Paris), novembre 2004, 372 p.

[8] Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale. Choix de textes, notes, préface et postface, Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p. – p.67

[9] Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932) – p.303.

[10] Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932) – p.303.