À propos de l’enseignement de la morale et du civisme

Pourquoi la position du Ministère de l’éducation en matière de morale ou d’esprit critique est-elle caduque ? Et quelle pourrait être une voie respectueuse du développement affectif et cognitif des élèves ?PHILIPPE

Partons d’un premier constat : les élèves n’ont jamais été associés aux règlements intérieurs des établissements. L’institution n’a jamais reconnu la capacité d’élaboration autonome par les élèves eux-mêmes des lois régentant la vie d’un établissement. Le fait que ces règlements intérieurs soient une somme d’interdits n’est que la conséquence de cette méfiance institutionnelle. Or, les règlements intérieurs sont ce que la société donne comme exemple du droit aux élèves. Force est de constater qu’en guise de droits, les élèves sont invités à se conformer à des devoirs. Sur ce sujet, ni les associations de parents d’élèves, ni les syndicats de l’éducation ou de l’enseignement ne trouvent quoi que ce soit à redire.

Poursuivons avec un second constat : Le droit, à l’école, passe par les cours d’éducation morale et civique. Là, c’est la curée sur les « valeurs » : respect de la loi, citoyenneté, respect de l’autre, droit de l’homme, liberté, égalité, fraternité, et cela toujours abordé dans l’abstraction de valeurs jamais immergées dans les rapports économiques et sociaux réels. Sur ce sujet, les associations de parents et les syndicats abondent dans le sens de valeurs dites humanistes et décrétées progressistes. Une tarte à la crème de ces discours, que les gouvernements successifs portent à chacun de leurs menus, c’est « l’éducation à l’esprit critique » voire « l’enseignement de l’esprit critique ». L’éducation morale et civique (EMC) en est le vecteur….

 

PHILIPPE

Tout à fait exact ! Je viens de lire L’école éclairée par la science[1] C’est un ouvrage collectif publié tout récemment, en juin 2021. L’ouvrage présente les travaux du Conseil scientifique de l’éducation nationale, conseil créé en 2018 par Blanquer et présidé depuis par Stanislas Dehaene. Une centaine de pages (p. 95 à 198) est consacrée à cette « éducation à l’esprit critique ». Or, la verticalité des décisions, la non reconnaissance des capacités des enfants en termes de constructions de règles, dont tu parles, on retrouve tout cela dans ce livre. Et cette conception est étendue aux personnels.

 

PHILIPPE

Tu peux préciser ?

 

PHILIPPE

Bien sûr. Je ferai trois remarques.

La première : comme c’est dans l’air du temps, l’ouvrage fait appel à des « sachants/savants » consultants extérieurs pour cautionner, conforter, les décisions ministérielles. Ce faisant on occulte la parole des enseignants qui sont en première ligne.

 

PHILIPPE

La norme est donc hétéronome, elle s’impose de l’extérieur aux élèves comme aux personnels.

 

PHILIPPE

Oui, la verticalité domine. La deuxième remarque est que cent pages consacrées à une éducation à l’esprit critique, c’est beaucoup ; surtout que son efficacité reste à prouver. Les auteurs eux-mêmes l’avouent : « (…) alors que l’intérêt pour l’esprit critique et pour la démarche éducative qui s’y rapporte grandit, cet intérêt ne s’accompagne pas d’une vague d’évaluations. Pour répondre à la question de l’efficacité de méthodes d’éducation à l’esprit critique nous sommes obligés de nous baser sur des études essentiellement conduites dans des pays anglophones et qui plus est non concluantes »[2]

 

PHILIPPE

Je te coupe, mais, c’est formidable, de la part de soi-disant spécialistes, d’ignorer les pratiques et les recherches issues de la pédagogie institutionnelle, de la pédagogie Freinet et de certaines pédagogies nouvelles ! Cette fascination pour la seule recherche anglo-saxonne est en elle-même une soumission a priori au dogme de l’éducation par compétences. Le livret scolaire unique ou livret scolaire numérique est la concrétisation du dogme, avec ses compétences psycho-sociales.

 

PHILIPPE

La troisième remarque m’est inspirée par cette proposition : « La possession de connaissances approfondies dans un domaine permet de mieux évaluer les nouvelles informations… L’acquisition de critères pour enrichir la boite à outils de l’esprit critique ne suffit donc pas à garantir le succès de l’évaluation correcte de l’information quelle qu’elles soient… Nous vivons dans une société où la division du travail permet à certains individus de se spécialiser dans la production de connaissances et la vérification de l’information… C’est pourquoi l’exercice de l’esprit critique consiste aussi à savoir quand s’en remettre à des sources plus expertes » [3]. Une question : dans quelle mesure les élèves possèdent-ils les connaissances approfondies nécessaires à l’évaluation de nouvelles informations ? Et si celles-ci sont une condition pour l’esprit critique, ipso facto, n’est-il pas contreproductif d’enseigner ce dernier précocement ?

Par ailleurs, s’il ne s’agit pas de contester le fait qu’il y ait des spécialistes dans les domaines les plus divers, force est de constater que le conseil scientifique laisse pendante la question de savoir comment déterminer quelles sont les « sources plus expertes ». Faire des sources expertes le recours ultime, une constante dans l’ouvrage, risque d’aboutir plus à un formatage des esprits, à une vision technocratique de la société qu’à une réelle éducation. Il me semble que la morale, le civisme et donc l’esprit critique doivent se vivre au quotidien.

 

PHILIPPE

Ce que tu dis me fait penser que ces auteurs n’ont jamais pratiqué l’enseignement avec des enfants. Sinon, ils se demanderaient d’abord, si l’esprit critique ça s’enseigne. Il y a quelque chose de dangereux dans cette prétention à inculquer un esprit à quelqu’un. Les enseignants devraient avoir pour tâche de permettre aux enfants de construire leur pensée, pas de dupliquer un esprit, fût-il critique, chez les élèves. C’est encore l’idée obsolète de la table rase, de la cire vierge à façonner !

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PHILIPPE

Finalement, faire de l’esprit critique un objet d’enseignement, c’est la même démarche que celle qui préside à faire de la langue un objet d’enseignement. Et c’est la même erreur parce que l’apprentissage se fait dans les deux cas par une pratique, pratique de la vie collective, pratique de la langue c’est-à-dire pratique des discours. Procéder autrement c’est faire œuvre d’idéologie non d’enseignement.

 

NOTES

[1]  Dehaene (sous la direction de), L’école éclairée par la science, Odile Jacob, 2021, 307 p.

[2] Ibid  p. 163

[3] Ibid. p. 173 et 174