La prise en charge des élèves sourds : un poste d’observation privilégié du fonctionnement de notre société II

Comme nous l’avons vu précédemment l’oral est conçu comme un marchepied à l’écrit. Rappelons que l’oral en question est un oral distancié assez éloigné de l’oral dialogique spontané supposé acquis en famille. 

Deuxième dialogue: De « la langue orale » à la langue écrite

par

Philippe Séro-Guillaume & Philippe Geneste

 

PHILIPPE :

Tu dis que les jeunes sourds n’ont pas totalement accès, voire pas du tout accès, à cet oral distancié, pourquoi ?

 

PHILIPPE

Tout simplement parce qu’ils n’ont pas eu accès à l’oral dialogique spontané en famille. Or, le dialogisme, l’interaction communicative et verbale est la condition sine qua non de l’accès à une langue chez le jeune. Et ce constat est valable pour plus de la moitié des jeunes déficients auditifs…

 

PHILIPPE

… malgré le développement des implants et prothèses ?

 

PHILIPPE

Oui. Sache que dans le cadre de l’option oraliste seuls 33% des jeunes tirent pleinement profit de leurs implants ou de leurs prothèses et de ce fait ont un accès plus naturel au français oral et écrit. Un tel constat, à savoir donc que plus de la moitié des jeunes déficients auditifs n’ont pas un accès pleinement dialogique à la langue, devrait nous pousser à imaginer une prise en charge spécifique des jeunes sourds respectueuse des étapes connues de l’accès au langage.

 

PHILIPPE

On assiste plutôt à une fuite en avant vers la normalisation de l’enseignement auprès des jeunes sourds par le biais de l’inclusion scolaire

 

PHILIPPE

Reprenons les données du problème de l’enseignement auprès des jeunes sourds. L’État propose le libre choix entre une éducation oraliste, oral et écrit français, sans langue des signes et une éducation dite bilingue – la LSF faisant fonction d’oral et le français d’écrit.

 

PHILIPPE

Qui dit libre choix, dit liberté. Qui s’opposerait à la liberté ?

 

PHILIPPE

Sauf que sous couvert de liberté c’est une normalisation qui est imposée à l’éducation spécialisée. En effet dans les deux cas (éducation oraliste / éducation bilingue), la proposition est très exactement conforme à celle de l’Éducation Nationale : on enseigne un oral distancié, c’est le français seul dans l’éducation oraliste, c’est le français et la langue des signes censée faire fonction d’oral distancié dans l’éducation bilingue.

 

PHILIPPE

Vu ce qu’on a développé dans le précédemment dialogue, il s’agit de l’utilisation de l’oral, de l’enseignement de l’oral comme préparation à l’entrée dans l’écrit. Ce qui suppose une maîtrise de l’oral (du français oral dans les programmes scolaires. Est-ce que tu peux préciser quelle est la situation réelle 

 

PHILIPPE

Oui, et pour que ce soit éclairant du point de vue de l’enseignement, je vais mettre en regard de l’état des lieux le cadre légal.

Il apparaît que 5% des établissements ont un projet purement oraliste et que 5% ont un projet purement bilingue (LSF/français écrit). L’immense majorité des établissements fonctionne donc « autrement », c’est-à-dire en faisant coexister un apprentissage du français oral et écrit et une utilisation, à des degrés divers, de la LSF.

Or, le dispositif légal indique que les familles doivent faire un choix tranché du mode de communication qu’elles souhaitent pour leur enfant. Il en est de même pour le projet d’établissement, qui doit indiquer de façon très explicite, son orientation pédagogique.

Cette situation paradoxale (inadéquation entre le cadre légal et la situation réelle tant des familles que des établissements) tend à paralyser la réflexion aussi bien linguistique que pédagogique, d’autant plus que l’offre de formation des enseignants reste encore marquée par cette dichotomie imposée par la loi. Il paraît donc urgent de dépasser cette situation d’autant qu’un large consensus quant à la possibilité d’utiliser, de façon harmonieuse et cohérente, l’ensemble des moyens à la disposition des équipes pédagogiques est envisageable.

 

PHILIPPE

Je vais peut-être me répéter, mais que fait-on de l’inclusion scolaire ?

 

PHILIPPE

L’inclusion scolaire, c’est un défi supplémentaire pour l’enseignement adapté. Elle nous place devant de nouveaux enjeux : Je laisserai de côté, ici, les relations de terrain entre professeurs de l’Education Nationale /administrations locales d’une part et professeurs CAPEJS /  établissements spécialisés d’autre part ; et je vais me concentrer sur les choix politiques de l’EN qui semblent dangereux pour l’avenir des enfants sourds. C’est pourquoi il serait urgent de promouvoir une prise en charge aboutissant, pour les jeunes scolarisés, à la maîtrise d’une langue riche et précise. Il y va de l’accès à l’autonomie en général, linguistique et intellectuelle en particulier

 

PHILIPPE

L’inclusion n’a donc rien apporté en termes d’amélioration de l’apprentissage de l’écrit.

 

PHILIPPE

Comment aurait-elle pu, quand l’EN ne prend pas à bras le corps la problématique linguistique des sourds ! Il faut à nouveau rappeler des faits. Lorsque l’enfant entendant arrive à l’école, il parle une langue acquise, pour une bonne part, à l’extérieur du cadre scolaire ; l’école lui propose l’accès au lire et à l’écrire et lui enseigne la grammaire censée lui permettre de nommer des processus. Mais l’enfant entendant pratique la langue française et ces processus que la grammaire croit lui apprendre, il se les approprie progressivement, pas à pas et les met en œuvre spontanément depuis des années. C’est le phénomène des « bonnes fautes » comme le disent spontanément enseignants et orthophonistes, et ces « bonnes fautes », en fait, ce sont des créations enfantines comme « j’ai prendu » pour « j’ai pris ».

L’enfant sourd en revanche, apprend le français oral et écrit, exclusivement à l’école. Bien sûr, c’est différent selon les enfants, mais pour l’immense majorité, c’est bien ce qui se passe. Dans les cas extrêmes, pour nombre de sourds, c’est l’écrit qui sert de support à l’oralisation. Cette particularité fait que l’enseignement ne peut se résumer, comme chez les entendants, à des leçons de grammaire

 

 

PHILIPPE

Si tant est que celles-ci servent à quelque chose pour les élèves entendants, mais ce n’est pas l’objet de ce dialogue qui se concentre sur la question : est-ce que l’enseignement de l’oral prôné par l’éducation nationale peut être une aide pour l’entrée dans le français et dans le français écrit pour les élèves sourds ? Donc, pour l’entrée dans l’écrit, finalement, l’inclusion ne fait que renforcer les problèmes déjà existants voire en créer de nouveaux ?

 

PHILIPPE

Pour aller vers une solution, il faudrait rompre avec l’enseignement formel du français. Si on considère, et c’est mon cas, que la surdité est un poste privilégié pour appréhender des solutions aux problèmes généraux de l’apprentissage du français, alors, je dirai même qu’il faut mettre cet enseignement cul par-dessus tête.

Comment se fait-il qu’il faille encore aujourd’hui dire que pour que l’enfant construise lui-même sa langue, il faut partir de ce que l’environnement lui propose et s’appuyer sur ses activités. C’est primordial !

La préoccupation doit être de mettre en place des séquences qui permettent à l’activité créatrice de l’enfant de s’exercer pleinement, tant dans le domaine linguistique que dans le domaine imaginaire. De nombreux enseignants et enseignantes spécialisées ont construit de tels dispositifs pédagogiques, des pistes ont été tracées : pourquoi faire comme si cela n’existait pas ? Pourquoi mettre les élèves sourds dans des situations de classe qui leur présentent la langue française dans un effroyable lointain ?

On le sait, en tout cas si on est intéressé par le développement cognitif, affectif, linguistique de l’enfant, on le sait, il faut prendre le temps d’accueillir les formes spontanées du langage des enfants sourds avec la même bienveillance, avec le même enthousiasme qui préside à l’accueil par l’entourage des premiers mots de l’enfant entendant

Vu le décalage dans l’apprentissage du langage par l’enfant sourd en regard de l’enfant entendant, comment n’est-ce pas devenu une évidence qu’il ne faille se polariser sur les formes achevées du langage et qu’il faille repérer les constructions sous-jacentes élaborées par l’enfant. Il n’y a de plaisir trouvé dans le maniement de la langue que si ses propres productions linguistiques sont accueillies par l’institution.

 

PHILIPPE

Ces pistes rejoignent les grandes lignes du constructivisme en éducation. Elles mettent au centre la communication avec de jeunes sourds dans le cadre d’une prise en charge spécialisée. Elles induisent que cette communication n’est pas un acte découlant de la seule connaissance des langues mais un exercice de compréhension et d’adaptation à son interlocuteur. Est-ce que tu peux revenir sur les expériences des établissements spécialisés confrontés à l’évolution en cours et nous dire si les pistes que tu viens d’ébaucher peuvent entrer dans les faits institutionnels ?

 

PHILIPPE

Il est très difficile au projet d’établissement entravé par les directives ministérielles de pouvoir pleinement prendre en compte cette dimension de la communication que tu mets en avant, avec justesse. Le ministère impose une formalisation, des batteries de compétences, bref des critères susceptibles de quantification et de statistiques. Ces exigences rendent caduque la prise en compte d’une communication spontanée et authentique des élèves, elles éliminent toute réflexion sur le temps d’apprentissage, et opposent à la complexité du processus d’apprentissage en milieu scolaire (et encore plus quand c’est en milieu scolaire d’entendants) la divine différenciation pédagogique…

Comment ne pas évoquer, c’est une réalité que fuient l’EN et se programmes, le cas de figure fréquent où le jeune avec qui il faut communiquer ne possède encore à proprement parler aucune langue ou présente le cas échéant des troubles associés. Son message doit être accueilli avec bienveillance et en tout cas considéré comme l’expression d’un vouloir dire quelle qu’en soit les propriétés formelles. Cet accueil, cette compréhension impliquent une grande disponibilité, des facultés d’adaptation qui vont bien au-delà de la seule connaissance formelle des langues. Si l’enseignant est contraint par les propriétés formelles édictées par le Ministère, il ne pourra pas favoriser une communication spontanée et authentique. Or, qu’il s’agisse de l’accès au français oral ou à la LSF, l’enseignement est face à la même problématique, pour réaliser une  démarche identique.

 

PHILIPPE

Ça veut dire que la mise en œuvre du projet bilingue, et dans une bien plus grande mesure l’utilisation de la langue des signes dans des projets associant français oral et français écrit, d’une part, et LSF, d’autre part, ne solutionnent pas loin s’en faut l’accès à la langue.

 

PHILIPPE

La LSF est instrumentalisée par l’Éducation Nationale et non pas considérée comme une langue d’échange, de dialogue, de communication authentique, et dont le jeune sourd userait sans contrainte. Petit aparté, l’Éducation Nationale nomme la LSF un « oral authentique », c’est dire combien l’EN se soucie de la langue des signes et donc des signeurs et signeuses !

Revenons à notre propos. Pour se convaincre de cette volonté d’instrumentalisation, il suffit de consulter ces extraits d’un article d’Hervé Benoît, directeur adjoint du Cnefei[1] :

« On sait, par exemple, que l’appropriation de l’écrit suppose un effort de décentration par rapport à la relation dialogique pour constituer le code en objet d’étude, ce qui est définition même de la posture métalinguistique » ;

« Cette capacité de mise à distance peut tout à fait s’acquérir grâce à des pratiques pédagogiques spécifiques en LSF comme l’analyse d’un discours signé enregistré (filmé). L’accès au concept de grammaire suppose en effet que l’on ait constitué une langue, peu importe laquelle, en entité référentielle autonome. Les procédures d’analyse construites dans une langue sont, par définition transférables dans une autre ».

Benoit veut donc qu’on enseigne la métalangue… par une autre langue. Et cela pour aboutir à cette prescription du Bulletin officiel n° 29 du 16 juillet 2009 concernant le programme de Langue des Signes Française (LSF) au lycée d’enseignement général et technologique et au lycée professionnel : « Toute activité de passage d’une langue à l’autre doit tenir compte du niveau de français atteint par l’élève. L’enseignant veille ponctuellement à ce que l’élève soit capable de (CAP, BAC PRO) :

Compétences

-comparer des énoncés en français écrit et en LSF ;

-appréhender la polysémie des signes ou des mots propres à chaque langue ;

-réaliser une proposition signée à partir d’un énoncé français adapté au niveau de français des élèves. »

L’Éducation Nationale considère comme résolu ce qui est le nœud du problème, l’accès aux langues et exige des lycéens sourds des prestations qui relèvent de l’interprétation. Ces préconisations ne sont assorties d’aucune recommandation, ni d’aucune disposition s’agissant de leur mise en œuvre.

La première étape d’une prise en charge du jeune déficient auditif devrait être un atelier de communication où à l’occasion d’activités partagées il pourrait être introduit à des échanges spontanés et ce sans parti pris oral ou bilingue. En effet dans le cadre d’une activité partagée les éléments situationnels facilitent grandement la compréhension. Ce type d’activité permettrait de dresser un profil  du jeune en ce qui concerne ses appétences, ses compétences en matière d’accès au langage en bref d’élaborer un projet linguistique individuel respectueux du jeune sourd. Par ailleurs l’enseignement des matières générales ne devraient démarrer que lorsque le jeune à acquis des bases suffisantes en matière de langues. Faute de quoi tous les cours se transforment en cours de français lorsqu’il s’agit de lire les manuels et les résumés scolaires. Cette normalisation est renforcée par la politique de l’inclusion scolaire des jeunes sourds

 

PHILIPPE

Il y aurait à s’étonner que dans la perspective de l’inclusion aucune commission n’ait été chargée de l’enrichissement de la LSF alors que l’on sait qu’en classe de sixième, un élève est censé connaître jusqu’à 6 000 mots ! Et tu ne dis rien du fait exceptionnel qu’une langue vouée à l’enseignement ne fasse l’objet d’aucune prescription d’écriture, d’aucun projet d’enseignement comprenant son écriture. Or, la LSF, dans le projet bilingue, est mise au même niveau que le français national et pourtant, l’État n’envisage pas d’en faire une langue écrite… Tu fais, dans la dernière édition de ton livre[2], une proposition de transcription à ce sujet.

 

PHILIPPE

Pour l’Éducation Nationale, il n’y en a pas besoin puisque l’écriture de la LSF est le français et que l’oral du français pour un sourd est la LSF. La LSF n’est donc pas un problème, puisque seul importe le français. Quant à l’absence d’écriture de la Langue des Signes Française, elle interroge la doctrine officielle du bilinguisme. De plus, pour ceux et celles qui ont œuvré à la reconnaissance de la langue des signes, le bilinguisme aurait-il ouvert un marché de ou aux dupes ?

 

PHILIPPE

En tout cas, on peut se dire que, dès l’octroi du bilinguisme français/LSF, le législateur n’avait pas à l’esprit d’instaurer une égalité linguistique. En effet, la langue des personnes sourdes était pensée en relation de subordination à la langue des personnes entendantes. Le bilinguisme instaurait donc une inégalité linguistique sous couvert d’égalité, ce que signale le rapport différent des deux langues à l’écrit. Aujourd’hui, la LSF est exclu de l’écrit sous prétexte d’inclusion bilingue au système scolaire, un peu comme l’école inclusive uniformise les cursus scolaires sous la bannière de la différenciation pédagogique.

 

[1] « L’apprentissage de la lecture et l’appropriation de l’écrit dans l’éducation bilingue », Nouvelle revue de l’ AIS, Cnefei, hors-série 2005, p.50.

[2] Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS-Université de Savoie, 2020, 302 p. +11 p.